Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 1.djvu/302

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et qu’un auteur est neuf la première fois qu’on l’imprime ! Encore si l’on m’avoit donné du temps, j’aurois pu mieux songer à moi, et j’aurois pris toutes les précautions que messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j’aurois été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j’aurois tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j’aurois tâché de faire une belle et docte préface ; et je ne manque point de livres qui m’auraient fourni tout ce qu’on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l’étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste.

J’aurois parlé aussi à mes amis, qui, pour la recommandation de ma pièce, ne m’auroient pas refusé, ou des vers français, ou des vers latins. J’en ai même qui m’auroient loué en grec, et l’on n’ignore pas qu’une louange en grec est d’une merveilleuse efficace à la tête d’un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnoître ; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J’aurois voulu faire voir qu’elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent d’être bernés[1] ; que ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan ; non plus que les juges, les princes et les rois, de voir Trivelin[2], ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi : aussi les véritables précieuses auroient tort de se piquer, lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j’ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luyne veut m’aller relier de ce pas : à la bonne heure, puisque Dieu l’a voulu.

  1. Ce passage est d’autant plus adroit que Molière attaquoit une coterie fort puissante. Les deux provinciales méritent d’être bernées, mais elles ont copié d’excellentes choses. Il est clair cependant que ces excellentes choses sont précisément celle que Molière va couvrir de ridicule. (Aimé Martin.)
  2. Le Docteur, le Capitan, et Trivelin, étoient trois personnages ou caractères appartenant à la farce italienne. (Aimé Martin.)