Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/432

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Tartuffe
Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne[1] !

(À Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir… !

Orgon
1145Hélas !


Tartuffe
Hélas ! Le seul penser de cette ingratitude

Fait souffrir à mon âme un supplice si rude…
L’horreur que j’en conçois… J’ai le cœur si serré
Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai.

Orgon, courant tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.
Coquin ! je me repens que ma main t’ait fait grâce,

1150Et ne t’ait pas d’abord assommé sur la place.
(À Tartuffe.)
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.

Je regarde céans quels grands troubles j’apporte,
Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.

Orgon
1155Comment ! vous moquez-vous ?


Tartuffe
Comment ? vous moquez-vous ? On m’y hait, et je voi

Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

Orgon
Qu’importe ! Voyez-vous que mon cœur les écoute ?
  1. Dans toutes les éditions de Molière on lit :
    Ô ciel ! pardonne-lui la douleur qu’il me donne !
    Vers faible, substitué sans doute par nécessité à celui que nous plaçons aujourd’hui dans le texte, et qui est venu jusqu’à nous par tradition :
    Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !
    C’est là le véritable vers de Molière. On aura accusé Molière d’avoir parodié l’Oraison dominicale, et il sera vu obligé de remplacer un vers admirable par un mauvais vers. Ce qui justifie cette conjecture, c’est que, dans sa préface, il parle des corrections qu’il a faites, et qui n’ont de rien servi. Plus loin, il ajoute : Il suffit, ce me semble, que j’en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à entendre faire un mauvais usage. Or, ce sont ici des termes consacrés, puisque ce sont ceux du Pater. Le changement que j’introduis dans le texte n’est donc qu’une restitution, et c’est ainsi qu’on doit imprimer ce passage à l’avenir.
    (Aimé Martin.)