Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/115

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son disciple ce qu’il luy semble de la Rethorique et de la Grammaire,

de telle ou telle sentence de Ciceron ? On nous les placque en la memoire toutes empennées, comme des oracles où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçavoir par cœur n’est pas sçavoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa memoire. Ce qu’on sçait droittement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Facheuse suffisance, qu’une suffisance purement livresque ! Je m’attens qu’elle serve d’ornement, non de fondement, suivant l’advis de Platon, qui dict la fermeté, la foy, la sincerité estre la vraye philosophie, les autres sciences et qui visent ailleurs, n’estre que fard. Je voudrais que le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprinsent des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-cy veulent instruire nostre entendement, sans l’esbranler : ou qu’on nous apprinst à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux icy nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ny à parler ny à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se presente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matieres. A cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays estrangers, non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise, combien de pas a Santa Rotonda, ou la richesse des calessons de la Signora Livia, ou, comme d’autres, combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour en raporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy. Je voudrois qu’on commençast à le promener des sa tendre enfance, et premierement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel, si vous ne la formez de bon’ heure, la langue ne se peut plier. Aussi bien est-ce une opinion receue d’un chacun, que ce n’est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents. Cette amour naturelle les attendrist trop et relasche, voire les plus sages. Ils ne sont capables ny de chastier ses fautes, ny de le voir nourry grossierement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sçauroient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ny le voir sur un cheval rebours, ny contre un rude tireur, le floret au poing, ny la premiere harquebouse. Car il n’y a remede :