Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/126

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Et pourveu qu’on puisse tenir l’appetit et la volonté soubs boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toutes nations et compaignies, voire au desreglement et aus exces, si besoing est. son exercitation suive l’usage. Qu’il puisse faire toutes choses, et n’ayme à faire que les bonnes. Les philosophes mesmes ne trouvent pas louable en Calisthenes d’avoir perdu la bonne grace du grand Alexandre, son maistre, pour n’avoir voulu boire d’autant à luy. Il rira, il follastrera, il se desbauchera avec son prince. Je veux qu’en la desbauche mesme il surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons, et qu’il ne laisse à faire le mal ny à faute de force ny de science, mais à faute de volonté. Multum interest utrum peccare aliquis nolit aut nesciat. Je pensois faire honneur à un seigneur aussi eslongné de ces débordemens qu’il en soit en France, de m’enquerir à luy, en bonne compaignie, combien de fois en sa vie il s’estoit enyvré pour la nécessité des affaires du Roy en Allemagne. Il le print de cette façon, et me respondit que c’estoit trois fois, lesquelles il recita. J’en sçay qui, à faute de cette faculté, se sont mis en grand peine, ayans à pratiquer cette nation. J’ay souvent remarqué avec grand’ admiration la merveilleuse nature d’Alcibiades, de se transformer si aisément à façons si diverses, sans interest de sa santé : surpassant tantost la somptuosité et pompe Persienne, tantost l’austerité et frugalité Lacedemoniene ; autant reformé en Sparte comme voluptueux en Ionie,

Omnis Aristippum decuit color, et status, et res.

Tel voudrois-je former mon disciple,

quem duplici panno patientia velat
Mirabor, vitae via si conversa decebit,
Personamque feret non inconcinnus utramque.

Voicy mes leçons. Celuy-là y a mieux proffité, qui les fait, que qui les sçait. Si vous le voyez, vous l’oyez ; si vous l’oyez, vous le voyez. Jà à Dieu ne plaise, dit quelqu’un en Platon, que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses et traicter les arts’ Hanc amplissimam omnium artium bene vivendi disciplinam vita magis quam literis persequuti sunt. Leon, prince des Phliasiens, s’enquerant à Heraclides Ponticus de quelle science, de quelle art il faisoit profession : Je ne sçay, dit-il, ny art ny science ; mais je suis philosophe. On reprochoit à Diogenes comment, estant ignorant, il se mesloit de la philosophie. Je m’en mesle, dit-il, d’autant mieux à propos. Hegesias le prioit de luy lire quelque livre : Vous estes plaisant, luy respondit-il, vous choisissez les figues vrayes et naturelles, non peintes : que ne choisissez vous aussi les exercitations naturelles, vrayes et non escrites ? Il ne dira pas tant sa leçon, comme il la fera. Il la repetera en ses actions. On verra s’il a de la prudence en ses entreprises, s’il a de la bonté et de la justice en ses desportemens, s’il a du jugement et de la grace en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de la tempérance en ses voluptez, de l’indifference en son goust, soit chair,