Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/212

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d’autre façon, et s’accommodant pour une bonne fin à la vanité d’autruy : car ils leur mandent que si le soing de se faire connoistre aux siecles advenir et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires, et leur fait craindre la solitude et la retraicte où ils les veulent appeller, qu’ils ne s’en donnent plus de peine : d’autant qu’ils ont assez de credit avec la posterité pour leur respondre que, ne fut que par les lettres qu’ils leur escrivent, ils rendront leur nom aussi conneu et fameus que pourroient faire leurs actions publiques. Et, outre cette difference, encore ne sont ce pas lettres vuides et descharnées, qui ne se soutiennent que par un delicat chois de mots, entassez et rangez à une juste cadence, ains farcies et pleines de beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire, mais à bien faire. Fy de l’eloquence qui nous laisse envie de soy, non des choses ; si ce n’est qu’on die que celle de Cicero, estant en si extreme perfection, se donne corps elle mesme. J’adjousteray encore un conte que nous lisons de luy à ce propos, pour nous faire toucher au doigt son naturel. Il avoit à orer en public, et estoit un peu pressé du temps pour se preparer à son aise. Eros, l’un de ses serfs, le vint advertir que l’audience estoit remise au lendemain. Il en fut si aise qu’il luy donna liberté pour cette bonne nouvelle. Sur ce subject de lettres, je veux dire ce mot, que c’est un ouvrage auquel mes amys tiennent que je puis quelque chose. Et eusse prins plus volontiers ceste forme à publier mes verves, si j’eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme je l’ay eu autrefois, un certain commerce qui m’attirast, qui me soustinst et souslevast. Car de negocier au vent, comme d’autres, je ne sçauroy que de songes, ny forger des vains noms à entretenir en chose serieuse : ennemy juré de toute falsification. J’eusse esté plus attentif et plus seur, ayant une addresse forte et amie, que je ne suis, regardant les divers visages d’un peuple. Et suis deçeu, s’il ne m’eust mieux succédé. J’ay naturellement un stile comique et privé, mais c’est d’une forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes façons est mon langage : trop serré, desordonné, couppé, particulier ; et ne m’entens pas en lettres ceremonieuses, qui n’ont autre substance que d’une belle enfileure de paroles courtoises. Je n’ay ny la faculté ny le goust de ces longues offres d’affection et de service. Je n’en crois pas tant, et