Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/266

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


n’avons. Et, si j’en estoy creu, à l’entrée et à l’issue de nos tables, à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulieres ausquelles on a accoustumé de mesler des prieres, je voudroy que ce fut le patenostre que les Chrestiens y employassent, sinon seulement, au moins tousjours. L’Église peut estendre et diversifier les prieres selon le besoing de nostre instruction : car je sçay bien que c’est tousjours mesme substance et mesme chose. Mais on devoit donner à celle là ce privilege, que le peuple l’eust continuellement en la bouche : car il est certain qu’elle dit tout ce qu’il faut, et qu’elle est tres-propre à toutes occasions. C’est l’unique priere de quoy je me sers par tout, et la repete au lieu d’en changer. D’où il advient que je n’en ay aussi bien en memoire que celle là. J’avoy presentement en la pensée d’où nous venoit cett’ erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprinses, et l’appeller à toute sorte de besoing et en quelque lieu que nostre foiblesse veut de l’aide, sans considerer si l’occasion est juste ou injuste ; et de escrier son nom et sa puissance, en quelque estat et action que nous soyons, pour vitieuse qu’elle soit.

Il est bien nostre seul et unique protecteur, et peut toutes choses à nous ayder ; mais, encore qu’il daigne nous honorer de cette douce aliance paternelle, il est pourtant autant juste comme il est bon et comme il est puissant. Mais il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison d’icelle, non selon noz demandes. Platon, en ses loix, faict trois sortes d’injurieuse creance des Dieux : Qu’il n’y en ayt point ; qu’ils ne se meslent pas de noz affaires ; qu’ils ne refusent rien à noz voeux, offrandes et sacrifices. La premiere erreur, selon son advis, ne dura jamais immuable en homme depuis son enfance jusques à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance. Sa justice et sa puissance sont inseparables. Pour neant implorons nous sa force en une mauvaise cause. Il faut avoir l’ame nette, au moins en ce moment auquel nous le prions, et deschargée de passions vitieuses ; autrement nous luy presentons nous mesmes les verges dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute, nous la redoublons, presentans à celuy à qui nous avons à demander pardon, une affection pleine d’irreverence et de haine. Voylà pourquoy je ne loue pas volontiers ceux que je voy prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la priere ne me tesmoignent quelque amendement et reformation,