Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/268

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dissiper une parole si religieuse et importante à tant de sortes d’idiomes, a beaucoup plus de danger que d’utilité. Les Juifs, les Mahometans, et quasi tous autres, ont espousé et reverent le langage auquel originellement leurs mysteres avoyent esté conceuz ; et en est defendue l’alteration et changement : non sans apparence. Sçavons nous bien qu’en Basque et en Bretaigne, il y ayt des Juges assez pour establir cette traduction faicte en leur langue ? L’Église universelle n’a point de Jugement plus ardu à faire, et plus solenne. En preschant et parlant, l’interpretation est vague, libre, muable, et d’une parcelle ; ainsi ce n’est pas de mesme. L’un de noz historiens Grecs accuse justement son siecle, de ce que les secrets de la religion Chrestienne estoient espandus emmy la place, ès mains des moindres artisans ; que chacun en peut debattre et dire selon son sens ; et que ce nous devoit estre grande honte, qui, par la grace de Dieu, jouïssons des purs mysteres de la pieté, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires, veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon et aux plus sages, de parler et s’enquerir des choses commises aux Prestres de Delphes. Dict aussi que les factions des Princes sur le subject de la Theologie sont armées, non de zele, mais de cholere ; que le zele tient de la divine raison et justice, se conduisant ordonnément et moderément ; mais qu’il se change en haine et envie, et produit, au lieu du froment et du raisin, de l’yvraye et des orties, quand il est conduit d’une passion humaine. Et justement aussi cet autre, conseillant l’Empereur Theodose, disoit les disputes n’endormir pas tant les schismes de l’Église, que les esveiller et animer les Heresies ; que pourtant il faloit fuir toutes contentions et argumentations dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions et formules de la foy establies par les anciens. Et l’Empereur Androdicus, ayant rencontré en son palais deux grands hommes aux prises de parole contre Lopadius sur un de noz points de grande importance, les tança jusques à menacer de les jetter en la riviere s’ils continuoient. Les enfans et les femmes, en noz jours, regentent les plus vieux et experimentez sur les loix ecclesiastiques, là où la premiere de celles de Platon leur deffend de s’enquerir seulement de la raison des loix civiles qui doivent tenir lieu d’ordonnances divines ; et, permettant aux vieux d’en communiquer entre eux et avecq le magistrat, il adjouste : pourveu que ce ne soit pas en presence des jeunes et personnes profanes. Un evesque a laissé par escrit que, en l’autre bout du monde, il y a un Isle que les anciens nommoient Dioscoride, commode en fertilité de toutes sortes d’arbres et fruits et salubrité d’air : de laquelle le peuple est Chrestien, ayant des Églises et des autels qui ne sont parez que de croix, sans autres images ; grand observateur de jeusnes et de festes, exacte païeur de dismes aux prestres, et si chaste que nul d’eux ne peut cognoistre qu’une femme en sa vie ; au demeurant si contant de sa fortune qu’au milieu de la mer il ignore l’usage des navires, et si simple que, de la religion qu’il observe si songneusement, il n’en entend un seul mot : chose incroyable à qui ne sçauroit les Payens, si devots idolatres, ne connoistre de leurs Dieus que simplement le nom et la statue. L’ancien commencement de Menalippe, tragedie d’Euripides, portoit ainsi : O Juppiter, car de toy rien sinon Je ne connois seulement que le nom. J’ay veu aussi, de mon temps, faire plainte d’aucuns escris, de ce qu’ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de Theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison : Que la doctrine divine tient mieux son rang à part, comme Royne et dominatrice ; Qu’elle doibt estre principale par tout, poinct suffragante et subsidiaire ; Et qu’à l’aventure se tireroient les exemples à la grammaire, Rhetorique, Logique, plus sortablement d’ailleurs que d’une si sainte matiere, comme aussi les arguments des Theatres, jeuz et spectacles publiques ; Que les raisons divines se considerent plus venerablement et reveramment seules et en leur stile, qu’appariées aux discours humains ; Qu’il se voit plus souvent cette faute que les Theologiens escrivent trop humainement, que cett’ autre que les humanistes escrivent trop peu theologalement : la Philosophie, dict Sainct Chrysostome, est pieça banie de l’escole sainte, comme servante inutile, et estimée indigne de voir, seulement en passant, de l’entrée, le sacraire des saints Thresors de la doctrine celeste ; Que le dire humain a ses formes plus basses et ne se doibt servir de la dignité, majesté, regence, du parler divin. Je luy laisse, pour moy, dire, verbis indisciplinatis, fortune, d’estinée, accident, heur et malheur, et les Dieux et autres frases, selon sa mode. Je propose les fantasies humaines et miennes, simplement comme humaines fantasies, et separement considerées, non comme arrestées et reglées par l’ordonnance celeste, incapables de doubte et d’altercation : matiere d’opinion, non matiere de foy ; ce que je discours selon moy, non ce que je croy selon Dieu, comme les enfans proposent leurs essais : instruisables, non instruisants ; d’une maniere laïque, non clericale, mais tres-religieuse tousjours. Et ne diroit on pas aussi