Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/273

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d’aller guiere outre : ayant eschappé tant d’occasions de mourir, où nous voyons trebucher le monde, nous devons reconnoistre qu’une fortune extraordinaire comme celle-là qui nous maintient, et hors de l’usage commun, ne nous doit guiere durer. C’est un vice des loix mesmes d’avoir cette fauce imagination : elles ne veulent pas qu’un homme soit capable du maniement de ses biens, qu’il n’ait vingt et cinq ans ; et à peine conservera-il jusques lors le maniement de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes ordonnances Romaines, et declara qu’il suffisoit à ceux qui prenoient charge de judicature, d’avoir trente ans. Servius Tullius dispensa les chevaliers qui avoient passé quarante sept ans, des courvées de la guerre ; Auguste les remit à quarante et cinq. De renvoyer les hommes au sejour avant cinquante cinq ou soixante ans, il me semble n’y avoir pas grande apparence. Je serois d’advis qu’on estandit nostre vacation et occupation autant qu’on pourroit, pour la commodité publique ; mais je trouve la faute en l’autre costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cy avoit esté juge universel du monde à dix et neuf ans, et veut que, pour juger de la place d’une goutiere, on en ait trente. Quant à moy, j’estime que nos ames sont denouées à vingt ans ce qu’elles doivent estre, et qu’elles promettent tout ce qu’elles pourront. Jamais ame, qui n’ait donné en cet aage arre bien evidente de sa force, n’en donna depuis la preuve. Les qualitez et vertus naturelles enseignent dans ce terme là, ou jamais, ce qu’elles ont de vigoureux et de beau : Si l’espine nou pique quand nai, A pene que pique jamai, disent-ils en Dauphiné.

De toutes les belles actions humaines qui sont venues à ma connoissance, de quelque sorte qu’elles soient, je penserois en avoir plus grande part, à nombrer celles qui ont esté produites, et aux siecles anciens et au nostre, avant l’aage de trente