Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/113

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Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

Qui fait doute qu’un enfant arrivé à la force de se nourrir, ne sçeut quester sa nourriture ? et la terre en produit, et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice : Et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les provisions, que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons steriles de l’année. Ces nations, que nous venons de descouvrir, si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon, nous viennent d’apprendre que le pain n’est pas nostre seule nourriture : et que sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu’il nous falloit : voire, comme il est vray-semblable, plus plainement et plus richement qu’elle ne fait à present, que nous y avons meslé nostre artifice :

Et tellus nitidas fruges vinetáque læta
Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit,
Ipsa dedit dulces foetus, et pabula læta,
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimúsque boves et vires agricolarum.

le débordement et desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions, que nous cherchons de l’assouvir.

Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, et en tirons plus de service naturellement et sans leçon : ceux qui sont duicts à combatre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Si quelques bestes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres : Et l’industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l’avons par un instinct et precepte naturel. Qu’il soit ainsi, l’elephant aiguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, lesquelles il espargne,