Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/153

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incise et taille les tendres membres d’un enfant et ceux d’un cheval plus aisément que les nostres, si ce n’est l’ignorance. Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger, et medeciner pour guerir des maux qu’ils ne sentent qu’en leur discours. Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens : cette couleur et ce teint, vous presagent quelque defluxion caterreuse : cette saison chaude vous menasse d’une émotion fievreuse : cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche, vous advertit de quelque notable et voisine indisposition : Et en fin elle s’en addresse tout detroussément à la santé mesme : Ceste allegresse et vigueur de jeunesse, ne peut arrester en une assiete, il luy faut desrober du sang et de la force, de peur qu’elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés la vie d’un homme asservy à telles imaginations, à celle d’un laboureur, se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans prognostique, qui n’a du mal que lors qu’il l’a : où l’autre a souvent la pierre en l’ame avant qu’il l’ait aux reins : comme s’il n’estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu’il y sera, il l’anticipe par fantasie, et luy court au devant.

Ce que je dy de la medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science : De là est venuë cette ancienne opinion des philosophes, qui logeoient le souverain bien à la recognoissance de la foiblesse de nostre jugement. Mon ignorance me preste autant d’occasion d’esperance que de crainte : et n’ayant autre regle de ma santé, que celle des exemples d’autruy, et des evenemens que je vois ailleurs en pareille occasion, j’en trouve de toutes sortes : et m’arreste aux comparaisons, qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, plaine, et entiere : et aiguise mon appetit à la jouïr, d’autant plus qu’elle m’est à present moins ordinaire et plus rare : tant