Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/160

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Per cui le faculta de poverelli
Non sono mai ne le citta sicure,
Hanno dietro et dinanzi et d’ambi i lati,
Nota i procuratori et advocati.

C’estoit ce que disoit un Senateur Romain des derniers siecles, que leurs predecesseurs avoyent l’aleine puante à l’ail, et l’estomach musqué de bonne conscience : et qu’au rebours, ceux de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans à toute sorte de vices : c’est à dire, comme je pense, qu’ils avoyent beaucoup de sçavoir et de suffisance, et grand faute de preud’hommie. L’incivilité, l’ignorance, la simplesse, la rudesse s’accompagnent volontiers de l’innocence : la curiosité, la subtilité, le sçavoir, trainent la malice à leur suite : l’humilité, la crainte, l’obeissance, la debonnaireté (qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine) demandent une ame vuide, docile et presumant peu de soy.

Les Chrestiens ont une particuliere cognoissance, combien la curiosité est un mal naturel et originel en l’homme. Le soing de s’augmenter en sagesse et en science, ce fut la premiere ruine du genre humain ; c’est la voye, par où il s’est precipité à la damnation eternelle. L’orgueil est sa perte et sa corruption : c’est l’orgueil qui jette l’homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aymer mieux estre chef d’une troupe errante, et desvoyée, au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur d’erreur et de mensonge, que d’estre disciple en l’eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d’autruy, à la voye battuë et droicturiere. C’est à l’advanture ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition suit l’orgueil, et luy obeit comme à son pere : grec.

O cuider, combien tu nous empesches ! Apres que Socrates fut adverty, que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le nom de Sage, il en fut estonné : et se recherchant et secouant par tout, n’y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperants, vaillants, sçavants comme luy : et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. En fin il se resolut, qu’il n’estoit distingué des autres, et n’estoit sage que par ce qu’il ne se tenoit pas tel : et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme, l’opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l’ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse.

La saincte Parole declare miserables ceux d’entre nous, qui s’estiment : Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier ? et ailleurs, Dieu a faict l’homme semblable à l’ombre, de laquelle