Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et considerer les choses sans obligation et servitude ? Hoc liberiores Et solutiores, quod integra illis est judicandi potestas. N’est-ce pas quelque advantage, de se trouver desengagé de la necessité, qui bride les autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s’infrasquer en tant d’erreurs que l’humaine fantasie a produictes ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion, que de se mesler à ces divisions seditieuses et querelleuses ? Qu’iray-je choisir ? Ce qu’il vous plaira, pourveu que vous choisissiez. Voila une sotte responce : à laquelle il semble pourtant que tout le dogmatisme arrive : par qui il ne vous est pas permis d’ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party, jamais il ne sera si seur, qu’il ne vous faille pour le deffendre, attaquer et combattre cent et cent contraires partis. Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette meslée ? Il vous est permis d’espouser comme vostre honneur et vostre vie, la creance d’Aristote sur l’eternité de l’ame, et desdire et desmentir Platon là dessus, et à eux il sera interdit d’en doubter ? S’il est loisible à Panætius de soustenir son jugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement : Pourquoy un sage n’osera-il en toutes choses, ce que cettuy-cy ose en celles qu’il a apprinses de ses maistres : establies du commun consentement de l’eschole, de laquelle il est sectateur et professeur ? Si c’est un enfant qui juge, il ne sçait que c’est : si c’est un sçavant, il est præoccuppé. Ils se sont reservez un merveilleux advantage au combat, s’estans deschargez du soin de se couvrir. Il ne leur importe qu’on les frappe, pourveu qu’ils frappent ; et font leurs besongnes de tout : S’ils vainquent, vostre proposition cloche ; si vous, la leur : s’ils faillent, ils verifient l’ignorance ; si vous faillez, vous la verifiez : s’ils prouvent que rien ne se sçache, il va bien ; s’ils ne le sçavent pas prouver, il est bon de mesmes : Ut quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inveniuntur, facilius ab utraque parte assertio sustineatur.

Et font estat de trouver bien plus facilement, pourquoy une chose soit fausse, que non pas qu’elle soit vraye ; et ce qui n’est pas, que ce qui est : et ce qu’ils ne croyent pas, que ce qu’ils croyent.

Leurs façons de parler sont, Je n’establis rien : Il n’est non plus ainsi qu’ainsin, ou que ny l’un ny l’autre : Je ne le comprens point. Les apparences sont egales par tout : la loy de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vray qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c’est ἐπέχω  ; c’est à dire, je soustiens, je ne bouge. Voyla leurs refreins, et autres de pareille substance. Leur effect, c’est une pure, entiere, et tres-parfaicte surceance et suspension de jugement. Ils se servent de leur raison, pour enquerir et pour debattre : mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle confession d’ignorance, un jugement sans pente, et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrrhonisme : J’exprime cette fantasie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent difficile