Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/167

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à concevoir ; et les autheurs mesmes la representent un peu obscurement et diversement.

Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles, à l’impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des loix et des coustumes, et à la tradition des arts : non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit. Ils laissent guider à ces choses là, leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours, ce qu’on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des charrettes, se presentant aux precipices, refusant de s’accommoder aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n’a pas voulu se faire pierre ou souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, jouyssant de tous plaisirs et commoditez naturelles, embesoignant et se servant de toutes ses pieces corporelles et spirituelles, en regle et droicture. Les privileges fantastiques, imaginaires, et faulx, que l’homme s’est usurpé, de regenter, d’ordonner, d’establir, il les a de bonne foy renoncez et quittez.

Si n’est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ny perceuës ny consenties, s’il veut vivre. Et quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s’il luy sera utile : et se plie, à ce que le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode : circonstances probables seulement. Apres lesquelles il est tenu d’aller, et se laisser remuer aux apparances, pourveu qu’elles n’ayent point d’expresse contrarieté. Il a un corps, il a une ame : les sens le poussent, l’esprit l’agite. Encore qu’il ne treuve point en soy cette propre et singuliere marque de juger, et qu’il s’apperçoive, qu’il ne doit engager son consentement, attendu qu’il peut estre quelque faulx pareil à ce vray : il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il d’arts, qui font profession de consister en la conjecture, plus qu’en la science ? qui ne decident pas du vray et du faulx, et suivent seulement ce qu’il semble ? Il y a, disent-ils, et vray et faulx, et y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l’arrester à la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition, à l’ordre du monde. Une ame garantie de prejugé, a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gents qui jugent et contrerollent leurs juges, ne s’y soubsmettent jamais deuëment. Combien et aux loix de la religion, et aux loix politiques se trouvent plus dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et pedagogues des causes divines et humaines ?

Il n’est rien en l’humaine invention, où il y ait tant de verisimilitude et d’utilité. Cette-cy presente l’homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d’en hault quelque force estrangere, desgarni d’humaine science, et d’autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement, pour faire plus de place à la foy : ny mescreant ny establissant aucun dogme contre les loix et observances communes, humble, obeïssant, disciplinable, studieux ; ennemy juré d’heresie, et s’exemptant par consequent des vaines et irreligieuses opinions introduites par les fauces sectes. C’est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il luy plaira d’y graver. Plus nous nous renvoyons et