Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/170

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il n’en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle elle est : Revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidæ, Et incertæ adinventiones nostræ, Et providentiæ. Il ne faut pas trouver estrange, si gens desesperez de la prise n’ont pas laissé d’avoir plaisir à la chasse, l’estude estant de soy une occupation plaisante : et si plaisante, que parmi les voluptez, les Stoïciens defendent aussi celle qui vient de l’exercitation de l’esprit, y veulent de la bride, et trouvent de l’intemperance à trop sçavoir.

Democritus ayant mangé à sa table des figues, qui sentoient le miel, commença soudain à chercher en son esprit, d’où leur venoit cette douceur inusitee, et pour s’en esclaircir, s’alloit lever de table, pour voir l’assiette du lieu où ces figues avoyent esté cueillies : sa chambriere, ayant entendu la cause de ce remuëment, luy dit en riant, qu’il ne se penast plus pour cela, car c’estoit qu’elle les avoit mises en un vaisseau, où il y avoit eu du miel. Il se despita, dequoy elle luy avoit osté l’occasion de cette recherche, et desrobé matiere à sa curiosité. Va, luy dit-il, tu m’as faict desplaisir, je ne lairray pourtant d’en chercher la cause, comme si elle estoit naturelle. Et volontiers n’eust failly de trouver quelque raison vraye, à un effect faux et supposé. Ceste histoire d’un fameux et grand Philosophe, nous represente bien clairement cette passion studieuse, qui nous amuse à la poursuyte des choses, de l’acquest desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu’un, qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce, dequoy il estoit en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher : comme l’autre, qui ne vouloit pas que son medecin luy ostast l’alteration de la fievre, pour ne perdre le plaisir de l’assouvir en beuvant. Satius est supervacua discere, quam nihil.

Tout ainsi qu’en toute pasture il y a le plaisir souvent seul, et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n’est pas tousjours nutritif, ou sain : Pareillement ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d’estre voluptueux, encore qu’il ne soit ny alimentant ny salutaire.

Voicy comme ils disent : La consideration de la nature est une pasture propre à nos esprits, elle nous esleve et enfle, nous fait desdaigner les choses basses et terriennes, par la comparaison des superieures et celestes : la recherche mesme des choses occultes et grandes est tresplaisante, voire à celui qui n’en acquiert que la reverence, et crainte d’en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladive curiosité, se voit