Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/186

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Nosse cui Divos et cæli numina soli,
Aut soli nescire datum.

Si Dieu est, il est animal, s’il est animal, il a sens, et s’il a sens, il est subject à corruption. S’il est sans corps, il est sans ame, et par consequent sans action : et s’il a corps, il est perissable. Voyla pas triomphé ?

Nous sommes incapables d’avoir faict le monde : il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la main. Ce seroit une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte chose de cet univers. Il y a donc quelque chose de meilleur : Cela c’est Dieu. Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, encore que vous ne sçachiez qui en est le maistre ; si ne direz vous pas qu’elle soit faicte pour des rats. Et cette divine structure, que nous voyons du palais celeste, n’avons nous pas à croire, que ce soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes ? Le plus hault est-il pas tousjours le plus digne ? Et nous sommes placez au plus bas. Rien sans ame et sans raison ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit : Il a donc ame et raison. Chasque part de nous est moins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourny de sagesse et de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C’est belle chose que d’avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance : Ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu : Ce ne sont donc pas biens à nous. L’offenser, et l’estre offencé sont egalement tesmoignages d’imbecillité : C’est donc follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature ; l’homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine, et l’humaine sagesse n’ont autre distinction, sinon que celle-la est eternelle. Or la durée n’est aucune accession à la sagesse : Parquoy nous voyla compagnons. Nous avons vie, raison et liberté, estimons la bonté, la charité, et la justice : ces qualitez sont donc en luy. Somme le bastiment et le desbastiment, les conditions de la divinité, se forgent par l’homme selon la relation à soy. Quel patron et quel modele ! Estirons, eslevons, et grossissons les qualitez humaines tant qu’il nous plaira. Enfle toy pauvre homme, et encore, et encore, et encore,

non si te ruperis, inquit.

Profecto non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi, sed sibi comparant. Es choses naturelles les effects ne rapportent qu’à demy leurs causes. Quoy cette-cy ? elle est au dessus de l’ordre de nature, sa condition est trop hautaine, trop esloignée, et trop maistresse, pour souffrir que noz conclusions l’attachent et la garottent. Ce n’est par nous qu’on y arrive, cette routte est trop basse. Nous ne sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis, qu’au fond de la mer : consultez en pour voir avec vostre astrolabe. Ils ramenent Dieu jusques à l’accointance charnelle des femmes, à combien de fois, à combien de generations. Paulina femme de Saturninus, matrone de grande reputation à Rome, pensant coucher avec le dieu Serapis, se trouve entre les bras d’un sien amoureux, par le macquerellage des Prestres de ce temple.

Varro le plus subtil et le plus sçavant autheur Latin, en ses livres de la Theologie, escrit, que le secrestin de Hercules, jectant au sort d’une main pour soy, de l’autre, pour Hercules, joüa contre luy un soupper et une garse : s’il gaignoit, aux despens des offrandes : s’il perdoit, aux siens. Il perdit, paya son soupper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus, que le lendemain, le premier qu’elle rencontreroit, la payeroit celestement de son salaire. Ce fut Taruncius, jeune homme riche, qui la mena chez luy, et avec le temps la laissa heritiere. Elle à son tour, esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heritier le peuple Romain : Pourquoy on luy attribua des honneurs divins.

Comme s’il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race, Neptune : il estoit tenu pour certain à Athenes, qu’Ariston ayant voulu jouïr de la belle Perictyone, n’avoit sçeu. Et fut adverti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, jusques à ce qu’elle fust accouchée. C’estoient le pere et mere de Platon. Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ?

En la religion de Mahomet, il se trouve par la croyance de ce peuple, assés de Merlins : assavoir enfants sans pere, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles : et portent un nom, qui le signifie en leur langue.

Il nous faut noter, qu’à chasque chose, il n’est rien plus cher, et plus estimable que son estre (Le Lyon, l’aigle, le daulphin, ne prisent rien au dessus de leur espece) et que chacune rapporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez : Lesquelles nous pouvons bien estendre et racourcir, mais c’est tout ; car hors de ce rapport, et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible