Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/189

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un autre corps, et prestant une forme faulce de nostre invention : comme il se void au mouvement des planetes, auquel d’autant que nostre esprit ne peut arriver, ny imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons du nostre, des ressors materiels, lourds, et corporels :

temo aureus, aurea summæ
Curvatura rotæ, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers, et des peintres, qui sont allez dresser là hault des engins à divers mouvemens, et ranger les roüages et entrelassemens des corps celestes bigarrez en couleur, autour du fuseau de la necessité, selon Platon.

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis,
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein, et nous faire voir au propre, les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y preparer noz yeux ? O Dieu quels abus, quels mescomtes nous trouverions en nostre pauvre science ! Je suis trompé, si elle tient une seule chose, droictement en son poinct : et m’en partiray d’icy plus ignorant toute autre chose, que mon ignorance.

Ay-je pas veu en Platon ce divin mot, que nature n’est rien qu’une poësie ainigmatique ? Comme, peut estre, qui diroit, une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d’une infinie varieté de faux jours à exercer noz conjectures.

Latent ista omnia crassis occultata Et circumfusa tenebris : ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quæ penetrare in cælum, terram intrare possit.

Et certes la philosophie n’est qu’une poësie sophistiquée : D’où tirent ces autheurs anciens toutes leur authoritez, que des poëtes ? Et les premiers furent poetes eux mesmes, et la traicterent en leur art. Platon n’est qu’un poete descousu. Toutes les sciences sur-humaines s’accoustrent du stile poetique.

Tout ainsi que les femmes employent des dents d’yvoire, où les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vray teint, en forgent un de quelque matiere estrangere : comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoinct de coton : et au veu et sçeu d’un chacun s’embellissent d’une beauté fauce et empruntée : ainsi fait la science (et nostre droict mesme a, dit-on, des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa justice) elle nous donne en payement et en presupposition, les choses qu’elle mesmes nous apprend estre inventées : car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l’Astrologie s’aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne, pour le mieux qu’elle ait sçeu inventer en ce subject : comme aussi au reste, la philosophie nous