Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/212

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la Geometrie ; et les battelages, les enchantemens, les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications, les domifications, et jusques à cette ridicule poursuitte de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne faut que sçavoir, que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celuy de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt : et que quand la mensale couppe le tubercle de l’enseigneur, c’est signe de cruauté : quand elle faut soubs le mitoyen, et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale, soubs mesme endroit, que c’est signe d’une mort miserable : Que si à une femme, la naturelle est ouverte, et ne ferme point l’angle avec la vitale, celà denote qu’elle sera mal chaste. Je vous appelle vous mesme à tesmoin, si avec cette science, un homme ne peut passer avec reputation et faveur parmy toutes compagnies. Theophrastus disoit, que l’humaine cognoissance, acheminée par les sens, pouvoit juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu’estant arrivée aux causes extremes et premieres, il falloit qu’elle s’arrestast, et qu’elle rebouchast : à cause ou de sa foiblesse, ou de la difficulté des choses. C’est une opinion moyenne et douce ; que nostre suffisance nous peut conduire jusques à la cognoissance d’aucunes choses, et qu’elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c’est temerité de l’employer. Cette opinion est plausible, et introduicte par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à nostre esprit : il est curieux et avide, et n’a point occasion de s’arrester plus tost à mille pas qu’à cinquante : Ayant essayé par experience, que ce à quoy l’un s’estoit failly, l’autre y est arrivé : et que ce qui estoit incogneu à un siecle, le siecle suyvant l’a esclaircy : et que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu, en les maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les