Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/216

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mieux nais, les plus suffisans, ne sont d’accord, non pas que le ciel soit sur nostre teste ; car ceux qui doutent de tout, doutent aussi de cela ; et ceux qui nient que nous puissions aucune chose comprendre, disent que nous n’avons pas compris que le ciel soit sur nostre teste ; et ces deux opinions sont en nombre, sans comparaison, les plus fortes. Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que nostre jugement nous donne à nous mesmes, et l’incertitude que chacun sent en soy, il est aysé à voir qu’il a son assiete bien mal assurée. Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous nos fantasies ? Ce que je tiens aujourd’huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en respondent sur tout ce qu’ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J’y suis tout entier, j’y suis voyrement ; mais ne m’est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir ambrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j’aye jugée fauce ? Au moins faut il devenir sage à ses propres despans. Si je me suis trouvé souvent trahy sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fauce, et ma balance inegale et injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide ? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu’elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance autres et autres opinions, tousjours la presente et la derniere c’est la certaine et l’infallible. Pour cette cy il faut abandonner les biens, l’honneur, la vie et le salut, et tout,

posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quaeque.