Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/233

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de plus vray-semblable, c’est generalement à chacun d’obeir aux loix de son pays, comme est l’advis de Socrates inspiré, dict-il, d’un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n’a autre regle que fortuite ? La verité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l’homme en connoissoit qui eust corps et veritable essence, il ne l’atacheroit pas à la condition des coustumes de cette contrée ou de celle là ; ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa forme. Il n’est rien subject à plus continuelle agitation que les loix. Dépuis que je suis nay, j’ai veu trois et quatre fois rechanger celle des Anglois, noz voisins, non seulement en subject politique, qui est celuy qu’on veut dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir de la religion. Dequoy j’ay honte et despit, d’autant plus que c’est une nation à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage. Et chez nous icy, j’ay veu telle chose qui nous estoit capitale, devenir legitime ; et nous, qui en tenons d’autres, sommes à mesmes, selon l’incertitude de la fortune guerrière, d’estre un jour criminels de laese majesté humaine et divine, nostre justice tombant à la merci de l’injustice, et, en l’espace de peu d’années de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l’humaine cognoissance l’ignorance de l’estre divin, et apprendre aux hommes que la religion n’estoit qu’une piece de leur invention, propre à lier leur societé, qu’en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l’instruction de son trepied, que le vrai culte à chacun estoit celuy qu’il trouvoit observé par l’usage du lieu où il estoit ? O Dieu ! quelle obligation n’avons nous à la benignité de nostre souverain createur pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires devotions et l’avoir logée sur l’eternelle base de sa saincte parolle’ Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? Que nous suyvons les loix de nostre pays ? c’est à dire cette mer flotante des opinions d’un peuple ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changemens de passion ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyois hyer en credit, et demain plus, et que le trajet d’une riviere faict crime ? Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ? Mais ils sont plaisans quand, pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence. Et, de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui