Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/251

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Tantaque in his rebus distantia differitasque est,
Ut quod alis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Saepe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donnerons nous à la salive ? ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cerchons ? Pline dit qu’il y a aux Indes certains lievres marins qui nous sont poison, et nous à eux, de maniere que du seul attouchement nous les tuons : qui sera veritablement poison, ou l’homme ou le poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson de l’homme, ou à l’homme du poisson ? Quelque qualité d’air infecte l’homme, qui ne nuict point au bœuf ; quelque autre, le boeuf, qui ne nuict point à l’homme : laquelle des deux sera, en verité et en nature, pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunatres et plus pasles que nous :

Lurida praeterea fiunt quaecunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang sous la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs qui changent ainsi les operations de nostre veue, que sçavons nous si elles predominent aux bestes et leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les unes qui ont les yeux jaunes comme noz malades de jaunisse, d’autres qui les ont sanglans de rougeur ; à celles là il est vray-semblable que la couleur des objects paroit autre qu’à nous ; quel jugement des deux sera le vray ? Car il n’est pas dict que l’essence des choses se raporte à l’homme seul. La durté, la blancheur, la profondeur et l’aigreur touchent le service et science des animaux, comme la nostre : nature leur en a donné l’usage comme à nous. Quand nous pressons l’œil, les corps que nous regardons, nous les apercevons