Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/294

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Mon enfance mesme a esté conduite d’une façon molle et libre, et exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m’a formé une complexion delicate et incapable de sollicitude. Jusques là que j’ayme qu’on me cache mes pertes et les desordres qui me touchent : au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir.

haec nempe supersunt,
Quae dominum fallant, quae prosint furibus..

J’ayme à ne sçavoir pas le conte de ce que j’ay, pour sentir moins exactement ma perte. Je prie ceux qui vivent avec moy, où l’affection leur manque et les bons effects, de me piper et payer de bonnes apparences. A faute d’avoir assez de fermeté pour souffrir l’importunité des accidens contraires ausquels nous sommes subjects, et pour ne me pouvoir tenir tendu à regler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moy cett’opinion, m’abandonnant du tout à la fortune, de prendre toutes choses au pis ; et, ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemment. C’est à cela seul que je travaille, et le but auquel j’achemine tous mes discours. A un danger, je ne songe pas tant comment j’en eschaperay, que combien peu il importe que j’en eschappe. Quand j’y demeurerois, que seroit-ce ? Ne pouvant reigler les evenemens, je me reigle moy-mesme, et m’applique à eux, s’ils ne s’appliquent à moy. Je n’ay guiere d’art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer, et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct. J’ay encore moins de tolerance pour supporter le soing aspre et penible qu’il faut à cela. Et la plus penible assiete pour moy, c’est estre suspens és choses qui pressent et agité entre la crainte et l’esperance. Le deliberer, voire és choses plus legieres, m’importune ; et sens mon esprit plus empesché à souffrir le branle et les secousses diverses du doute et de la consultation, qu’à se rassoir et