Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/397

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a pas à beaucoup pres tant que d’autres (aussi n’est-ce pas une piece de la substance de la chose) ; de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est esguisée par l’ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une ame bien reglée, il en avoit tout ce qui s’en peut imaginer. De preuve de cette sienne vertu, il en a fait autant, à mon advis, qu’Alexandre mesme et que Caesar : car, encore que ses exploits de guerre ne soient ny si frequens ny si enflez, ils ne laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances, d’estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme d’entre eux : mais estre le premier de la Grece, c’est facilement estre le prime du monde. Quant à son sçavoir et suffisance, ce jugement ancien nous en est resté, que jamais homme ne sçeut tant, et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce qu’il parla nul ne parla jamais mieux. Excellent orateur et tres-persuasif. Mais quant à ses meurs et conscience, il a de bien loing surpassé tous ceux qui se sont jamais meslé de manier affaires. Car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui seule marque veritablement quels nous sommes, et laquelle je contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun philosophe, non pas à Socrates mesme. En cettuy-cy l’innocence est une qualité propre, maistresse, constante, uniforme, incorruptible. Au parangon de laquelle elle paroist en Alexandre subalterne, incertaine, bigarrée, molle et fortuite. L’ancienneté jugea qu’à esplucher par le menu tous les autres grands capitaines, il se trouve en chascun quelque speciale qualité qui le rend illustre. En cettuy-cy seul, c’est une vertu et suffisance pleine par tout et pareille ; qui, en tous les offices de la vie humaine, ne laisse rien à desirer de soy, soit en occupation publique ou privée, ou paisible ou guerriere, soit à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement. Je ne connois nulle ny forme ny fortune d’homme que je regarde avec tant d’honneur et d’amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse, comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action, haute pour tant et tres digne d’admiration, je la sens un peu aigrette pour, par souhait mesme, m’en desirer l’imitation. Le seul Scipion Aemylian, qui luy donneroit une fin aussi fiere et illustre et la connoissance des sciences autant profonde et universelle, me pourroit mettre en doubte du chois. O quel desplaisir le temps m’a faict d’oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de vies justement la plus noble qui fust en Plutarque, de ces deux personages, par le commun consentement du monde l’un le premier des Grecs, l’autre des Romains ! Quelle matiere, quel oeuvrier ! Pour un homme non sainct, mais galant homme qu’ils nomment, de meurs civiles et communes, d’une hauteur moderée, la plus riche vie que je sçache à estre vescue entre les vivans, comme on dict, et estoffée de plus de riches parties et desirables, c’est, tout consideré, celle d’Alcibiades à mon gré. Mais quant à Epaminondas, pour exemple d’une excessive bonté, je veux adjouster icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu’il eust en toute sa vie, il tesmoigna que c’estoit le plaisir qu’il avoit donné à son pere et à sa mere de sa victoire de Leuctres : il couche de beaucoup, preferant leur plaisir au sien si juste et si plein d’une tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu’il fut loisible, pour recouvrer mesmes la liberté de son pays, de tuer un homme sans connoissance de cause : voylà pourquoy il fut si froid à l’entreprise de Pelopidas, son compaignon, pour la delivrance de