Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/56

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à supporter à elles qu’aux masles : il faut plustost en charger les enfans que la mere.

En general, la plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre, les laisser distribuer à l’usage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous : et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puis que d’une prescription civile et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté audelà, je tien qu’il faut une grande cause et bien apparente pour nous faire oster à un, ce que sa fortune luy avoit acquis, et à quoy la justice commune l’appelloit : et que c’est abuser contre raison de cette liberté, d’en servir noz fantasies frivoles et privées. Mon sort m’a faict grace, de ne m’avoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et divertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. J’en voy, envers qui c’est temps perdu d’employer un long soin de bons offices. Un mot receu de mauvais biais efface le merite de dix ans. Heureux, qui se trouve à point, pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage. La voisine action l’emporte, non pas les meilleurs et plus frequents offices, mais les plus recents et presents font l’operation. Ce sont gents qui se jouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier chaque action de ceux qui y pretendent interest. C’est chose de trop longue suitte, et de trop de poids, pour estre ainsi promenée à chasque instant : et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardans sur tout à la raison et observance publique.

Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines : et proposons une eternité ridicule à noz noms. Nous poisons aussi trop les vaines conjectures de l’advenir, que nous donnent les esprits puerils. A l’adventure eust on faict injustice, de me deplacer de mon rang, pour avoir esté le plus lourd et plombé, le plus long et desgousté en ma leçon, non seulement que tous mes freres, mais que tous les enfans de ma province : soit leçon d’exercice d’esprit, soit leçon d’exercice de corps. C’est follie de faire des triages extraordinaires, sur la foy de ces divinations, ausquelles nous sommes si souvent trompez. Si on peut blesser cette regle, et corriger les destinées aux chois qu’elles ont faict de noz heritiers, on le peut avec plus d’apparence, en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle : vice constant inamandable : et selon nous, grands estimateurs de la beauté, d’important prejudice.

Le plaisant dialogue du legislateur de Platon, avec ses citoyens, fera honneur à ce passage. Comment donc, disent ils sentans leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous, à qui il nous plaira ? O Dieux, quelle cruauté ! Qu’il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servy en noz maladies, en nostre vieillesse, en noz affaires, de leur donner plus et moins selon noz fantasies ! A quoy le legislateur respond en cette maniere : Mes amis, qui avez sans doubte bien tost à mourir, il est mal-aisé, et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suivant l’inscription Delphique. Moy, qui fay les loix, tien, que ny vous n’estes à vous, ny n’est à vous ce que vous jouyssez. Et voz biens et vous, estes à vostre famille tant passée que future : mais encore plus sont au public, et vostre famille et voz biens. Parquoy de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos, de faire testament injuste, je vous engarderay. Mais ayant respect et à l’interest universel de la cité, et à celuy de vostre maison, j’establiray des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité particuliere doit ceder à la commune. Allez vous en joyeusement où la necessité humaine vous appelle. C’est à moy, qui ne regarde pas l’une chose plus que l’autre, qui autant que je puis, me soingne du general, d’avoir soucy de ce que vous laissez.

Revenant à mon propos, il me semble en toutes façons, qu’il naist rarement des femmes à qui la maistrise soit deuë sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle : si ce n’est pour le chastiment de ceux, qui par quelque humeur fiebvreuse, se sont volontairement soubsmis à elles : mais cela ne touche aucunement les vieilles, dequoy nous parlons icy. C’est l’apparence de cette consideration, qui nous a faict forger et donner pied si volontiers, à cette loy, que nul ne veit onques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne : et n’est guere Seigneurie au monde, où elle ne s’allegue, comme icy, par une vray-semblance de raison qui l’authorise : mais la fortune luy a donné plus de credit en certains lieux qu’aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de nostre succession, selon le choix qu’elles feront des enfans, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appetit desreglé et goust malade, qu’elles ont au temps de leurs groisses, elles l’ont en l’ame, en tout temps. Communement on les void s’addonner aux plus foibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car n’ayans point assez de force de discours, pour choisir et embrasser ce qui le vault, elles se laissent plus volontiers aller, où les impressions de nature sont plus seules : comme les animaux qui n’ont cognoissance de leurs petits, que pendant qu’ils tiennent à leurs mammelles.

Au demeurant il est aisé à voir par experience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d’authorité, a les racines bien foibles. Pour un fort leger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfans d’entre les bras des meres, et leur faisons prendre les nostres en charge : nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chetive nourrisse, à qui nous ne voulons pas commettre les nostres,