Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/102

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qui nous touche en bien et en mal. Considerer et juger le danger est aucunement le rebours de s’en estonner. Je ne me sens pas assez fort pour soustenir le coup et l’impetuosité de cette passion de la peur, ny d’autre vehemente. Si j’en estois un coup vaincu et atterré, je ne m’en releverois jamais bien entier. Qui auroit fait perdre pied à mon ame, ne la remettroit jamais droicte en sa place ; elle se retaste et recherche trop vifvement et profondement, et, pourtant, ne lairroit jamais ressouder et consolider la plaie qui l’auroit percée. Il m’a bien pris qu’aucune maladie ne me l’ayt encore desmise. A chaque charge qui me vient, je me presente et oppose en mon haut appareil ; ainsi, la premiere qui m’emporteroit me mettroit sans resource. Je n’en faicts poinct à deux : par quelque endroict que le ravage fauçast ma levée, me voylà ouvert et noyé sans remede. Epicurus dict que le sage ne peut jamais passer à un estat contraire. J’ay quelque opinion de l’envers de cette sentence, que, qui aura esté une fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moien que j’ay de les soustenir. Nature, m’ayant descouvert d’un costé, m’a couvert de l’autre ; m’ayant desarmé de force, m’a armé d’insensibilité et d’une apprehension reiglée ou mousse. Or je ne puis souffrir long temps (et les souffrois plus difficilement en jeunesse) ny coche, ny littiere, ny bateau ; et hay toute autre voiture que de cheval, et en la ville et aux champs. Mais je puis souffrir la lictiere moins qu’un coche et, par mesme raison, plus aiséement une agitation rude sur l’eau, d’où se produict la peur, que le mouvement qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse que les avirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, je me sens brouiller, je ne sçay comment, la teste et l’estomac, comme je ne puis souffrir soubs moy un siege tremblant. Quand la voile ou le cours de l’eau nous emporte esgalement ou qu’on nous toue, cette agitation unie ne me blesse aucunement : c’est un remuement interrompu qui m’offence, et plus quand il est languissant. Je ne sçaurois autrement peindre sa forme.