Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/130

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à l’advocat qu’à la cause, comme Alcibiades ordonnoit qu’on fit. Et tous les jours m’amuse à lire en des autheurs, sans soin de leur science, y cherchant leur façon, non leur subject. Tout ainsi que je poursuy la communication de quelque esprit fameux, non pour qu’il m’enseigne, mais pour que je le cognoisse. Tout homme peut dire veritablement ; mais dire ordonnéement, prudemment et suffisamment, peu d’hommes le peuvent. Par ainsi, la fauceté qui vient d’ignorance ne m’offence point, c’est l’ineptie. J’ay rompu plusieurs marchez qui m’estoyent utiles, par l’impertinence de la contestation de ceux avec qui je marchandois. Je ne m’esmeus pas une fois l’an des fautes de ceux sur lesquels j’ay puissance ; mais, sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations, excuses et defences asnieres et brutales, nous sommes tous les jours à nous en prendre à la gorge. Ils n’entendent ny ce qui se dict ny pourquoy, et respondent de mesme ; c’est pour desesperer. Je ne sens heurter rudement ma teste que par une autre teste, et entre plustost en composition avec le vice de mes gens qu’avec leur temerité, importunité, et leur sottise. Qu’ils facent moins, pourveu qu’ils soyent capables de faire : vous vivez en esperance d’eschauffer leur volonté ; mais d’une souche il n’y a ny qu’esperer ny que jouyr qui vaille. Or quoi, si je prens les choses autrement qu’elles ne sont ? Il peut estre ; et pourtant j’accuse mon impatience, et tiens premierement qu’elle est également vitieuse en celuy qui a droict comme en celuy qui a tort : car c’est tousjours un’aigreur tyrannique de ne pouvoir souffrir une forme diverse à la sienne ; et puis, qu’il n’est, à la verité, point de plus grande fadese, et plus constante, que de s’esmouvoir et piquer des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise principallement contre nous ; et ce philosophe du temps passé n’eust jamais eu faute d’occasion à ses pleurs, tant qu’il se fut considéré. Mison, l’un des sept sages, d’une humeur Timoniene et Democritiene, interrogé dequoy il rioit tout seul : De ce mesmes que je ris tout seul, respondit-il. Combien de sottises dis-je et respons-je tous les jours, selon moy ; et volontiers donq combien plus frequentes, selon autruy ! Si je m’en mors les levres, qu’en doivent faire les autres ? Somme, il faut vivre entre les vivants, et laisser courre la riviere sous le pont sans nostre soing, ou, à tout le moins, sans nostre alteration. Voyre mais, pourquoy, sans nous esmouvoir, rencontrons nous quelqu’un qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne