Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/131

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pouvons souffrir le rencontre d’un esprit mal rengé sans nous mettre en cholere ? Cette vitieuse aspreté tient plus au juge qu’à la faute. Ayons tousjours en la bouche ce mot de Platon : Ce que je treuve mal sain, n’est-ce pas pour estre moy mesmes mal sain ? Ne suis-je pas moy mesmes en coulpe ? mon advertissement se peut-il pas renverser contre moy ? Sage et divin refrein, qui fouete la plus universelle et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches que nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons aussi et nos arguments es matieres controverses sont ordinerement contournables vers nous, et nous enferrons de nos armes. Dequoy l’ancienneté m’a laissé assez de graves exemples. Ce fut ingenieusement bien dict et tres à propos par celuy qui l’inventa :

Stercus cuique suum bene olet.

Noz yeux ne voient rien en derriere. Cent fois du jour, nous nous moquons de nous sur le subject de nostre voisin et detestons en d’autres les defauts qui sont en nous plus clairement, et les admirons d’une merveilleuse impudence et inadvertance. Encore hier je fus à mesmes de veoir un homme d’entendement et gentil personnage se moquant aussi plaisamment que justement de l’inepte façon d’un autre qui rompt la teste à tout le monde de ses genealogies et alliances plus de moitié fauces (ceux-là se jettent plus volontiers sur tels sots propos qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins seures) ; et luy, s’il eust reculé sur soy, se fut trouvé non guere moins intemperant et ennuyeus à semer et faire valoir les prerogatives de la race de sa femme. O importune presumption de laquelle la femme se voit armée par les mains de son mary mesme ! S’ils entendoient latin, il leur faudroit dire : Age ! si haec non insanit satis sua sponte, instiga. Je n’entens pas que nul n’accuse qui ne soit net, car nul n’accuseroit ; voire ny net en mesme sorte de coulpe. Mais j’entens que nostre jugement, chargeant sur un autre duquel pour lors il est question, ne nous espargne pas d’une interne jurisdiction. C’est office de charité que qui ne peut oster un vice en soy cherche à l’oster ce neantmoins en autruy, où il peut avoir moins maligne et revesche semence. Ny ne me semble responce à propos à celuy qui m’advertit de ma faute, dire qu’elle est aussi en luy. Quoy pour cela ? Tousjours l’advertissement est vray et utile. Si nous avions bon nez, nostre ordure nous devroit plus puïr d’autant qu’elle est nostre. Et Socrates est d’advis que qui se trouveroit coulpable, et son fils, et un estrangier, de quelque violence et injure, devroit comancer par soy à se presenter à la condamnation de la justice et implorer, pour se purger, le secours de la main du bourreau, secondement pour son fils et dernierement pour l’estrangier. Si ce precepte prend le ton un peu trop haut, au moins se doibt-il presenter le premier à la punition de sa propre conscience. Les sens sont nos propres et premiers juges, qui n’apperçoivent les choses que par les accidens externes ; et n’est merveille si, en toutes les pieces du service de nostre societé, il y a un si perpetuel et universel meslange de ceremonies et apparences superficielles ; si que la meilleure et plus effectuelle part des polices consiste en cela. C’est tousjours à l’homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont voulu bastir, ces années passées, un exercice de religion si contemplatif et immateriel, ne s’estonnent point s’il s’en trouve qui pensent qu’elle fut eschapée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit parmy nous comme marque, tiltre et instrument de division et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference : la gravité, la robbe et la fortune de celuy qui parle donne souvent credit à des propos vains et ineptes ; il n’est pas à presumer qu’un monsieur si suivy, si redouté, n’aye au dedans quelque suffisance autre que populaire, et qu’un homme à qui on donne tant de commissions et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus habile que cet autre qui le salue de si loing et que personne n’employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces gens là se considerent et mettent en compte, chacun s’appliquant à y donner quelque belle et solide interpre-