Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/155

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commune. Il ne nous chaut pas tant quel soit nostre estre en nous et en effaict, comme quel il soit en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l’esprit et la sagesse nous semble sans fruict, si elle n’est jouie que de nous, si elle ne se produict à la veue et approbation estrangere. Il y en a de qui l’or coulle à gros bouillons par des lieux sousterreins, imperceptiblement ; d’autres l’estandent tout en lames et en feuille ; si qu’aus uns les liars valent escuz, aux autres le rebours, le monde estimant l’emploite et la valeur selon la montre. Tout soing curieus autour des richesses sent son avarice, leur dispensation mesme, et la liberalité trop ordonnée et artificielle : elles ne valent pas une advertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa despence juste, la faict estroitte et contrainte. La garde ou l’emploite sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal que selon l’application de nostre volonté. L’autre cause qui me convie à ces promenades, c’est la disconvenance aux meurs presentes de nostre estat. Je me consolerois ayséement de cette corruption pour le regard de l’interest public,

                    pejoraque saecula ferri
Temporibus, quorum sceleri non invenit ipsa
Nomen, et a nullo posuit natura metallo,

mais pour le mien, non. J’en suis en particulier trop pressé. Car en mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces guerres civiles envieillis en une forme d’estat si desbordée,

Quippe ubi fas versum atque nefas,

qu’à la verité c’est merveille qu’elle se puisse maintenir.

Armati terram exercent, sempérque recentes
Convectare juvat praedas et vivere rapto.

En fin je vois par nostre exemple que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque pris que ce soit. En quelque assiete qu’on les couche, ils s’appilent et se rengent en se