Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/175

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à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous faillent, soustenons nous par les artificielles. C’est injustice d’excuser la jeunesse de suyvre ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse d’en cercher. Jeune, je couvrois mes passions enjouées de prudence ; vieil, je demesle les tristes de débauche. Si prohibent les loix Platoniques de peregriner avant quarante ans ou cinquante, pour rendre la peregrination plus utile et instructive ; je consantiroy plus volontiers à cet autre secont article des mesmes loix, qui l’interdit apres les soixante.-- Mais en tel aage, vous ne reviendrez jamais d’un si long chemin.--Que m’en chaut-il ? Je ne l’entreprens ny pour en revenir, ny pour le parfaire ; j’entreprens seulement de me branler, pendant que le branle me plaist. Et me proumeine pour me proumener. Ceux qui courent un benefice ou un lievre ne courent pas ; ceux là courent qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible par tout : il n’est pas fondé en grandes esperances ; chaque journée en faict le bout. Et le voyage de ma vie se conduict de mesme. J’ay veu pourtant assez de lieux esloignez, où j’eusse desiré qu’on m’eust arresté. Pourquoy non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater, tant d’hommes sages de la secte plus refroingnée, abandonnerent bien leur pays, sans aucune occasion de s’en plaindre, et seulement pour la jouissance d’un autre air ? Certes le plus grand desplaisir de mes peregrinations, c’est que je n’y puisse apporter cette resolution d’establir ma demeure où je me plairroy, et qu’il me faille tousjours proposer de revenir, pour m’accommoder aux humeurs communes. Si je craingnois de mourir en autre lieu que celuy de ma naissance, si je pensois mourir moins à mon aise esloingné des miens, à peine sortiroy-je hors de France ; je ne sortirois pas sans effroy hors de ma parroisse. Je sens la mort qui me pince continuellement la gorge ou les reins. Mais je suis autrement faict : elle m’est une par tout. Si toutesfois j’avois à choisir, ce seroit, ce croy-je, plustost à cheval que dans un lict, hors de ma maison et esloigné des miens. Il y a plus de crevecoeur que de consolation à prendre congé de ses amis. J’oublie volontiers ce devoir de nostre entregent, car des offices de l’amitié celuy-là est le seul desplaisant, et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel adieu. S’il se tire quelque commodité de cette assistance, il s’en tire cent incommoditez. J’ay veu plusieurs mourans bien piteusement