Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/228

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qui me laisse guiere garroter le jugement par preoccupation. En fin et en conscience, je leur eusse plustost ordonné de l’ellebore, que de la cicue. Captisque res magis mentibus, quam consceleratis similis visa. La justice a ses propres corrections pour telles maladies. Quant aux oppositions et arguments que des honnestes hommes m’ont faict, et là et souvent ailleurs, je n’en ay point senty qui m’attachent et qui ne souffrent solution tousjours plus vraysemblable que leurs conclusions. Bien est vray que les preuves et raisons qui se fondent sur l’experience et sur le faict, celles là je ne les desnoue point ; aussi n’ont elles point de bout : je les tranche souvent, comme Alexandre son neud. Apres tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut pris que d’en faire cuire un homme tout vif. On recite par divers exemples, et Prestantius de son pere, que, assoupy et endormy bien plus lourdement que d’un parfaict sommeil, il fantasia estre jument et servir de sommier à des soldats. Et ce qu’il fantasioit, il l’estoit. Si les sorciers songent ainsi materiellement, si les songes se peuvent ainsi par fois incorporer en effects, encore ne croy-je pas que nostre volonté en fust tenue à la justice. Ce que je dis, comme celuy qui n’est ny juge ny conseiller des Roys ny s’en estime de bien loing digne, ains homme du commun, nay et voué à l’obeissance de la raison publique et en ses faicts et en ses dicts. Qui mettroit mes resveries en compte au prejudice de la plus chetive loy de son village, ou opinion, ou coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en ce que je dy, je ne pleuvis autre certitude, sinon que c’est ce que lors j’en avoy en ma pensée, pensée tumultuaire et vacillante. C’est par maniere de devis que je parle de tout, et de rien par maniere d’advis. Nec me pudet, ut istos, fateri nescire quod nesciam. Je ne serois pas si hardy à parler s’il m’appartenoit d’en estre creu ; et fut ce que je respondis à un grand, qui se plaingnoit de l’aspreté et contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre de tout le soing que je puis, pour esclarcir vostre jugement, non pour l’obliger ; Dieu tient vos courages et vous fournira de chois. Je ne suis pas si presomptueux de desirer seulement que mes opinions donnassent pante à chose de telle importance : ma fortune ne les a pas dressées à si puissantes et eslevées conclusions. Certes, j’ay non seulement des complexions en grand nombre, mais aussi des opinions assez, desquelles je desgouterois volontiers mon fils, si j’en avois. Quoy, si les plus vrayes ne sont pas tousjours les plus commodes à l’homme, tant il est de sauvage composition’A propos ou hors de propos, il n’importe,