Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/233

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fidelité et en suffisance. C’est grand cas d’avoir peu donner tel ordre aux pures imaginations d’un enfant, que, sans les alterer ou estirer, il en ait produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente ny eslevée ny riche ; il ne la represente que saine, mais certes d’une bien allegre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et naturels, par ces fantasies ordinaires et communes, sans s’esmouvoir et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées, mais les plus hautes et vigoreuses creances, actions et meurs qui furent onques. C’est luy qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besoigne, et plus utile. Voyez le plaider devant ses juges, voyez par qu’elles raisons il esveille son courage aux hazards de la guerre, quels arguments fortifient sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort et contre la teste de sa femme : il n’y a rien d’emprunté de l’art et des sciences ; les plus simples y recognoissent leurs moyens et leur force ; il n’est possible d’aller plus arriere et plus bas. Il a faict grand faveur à l’humaine nature de montrer combien elle peut d’elle mesme. Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons ; mais on nous dresse à l’emprunt et à la queste : on nous duict à nous servir plus de l’autruy que du nostre. En aucune chose l’homme ne sçait s’arrester au point de son besoing : de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut estreindre ; son avidité est incapable de moderation. Je trouve qu’en curiosité de sçavoir il en est de mesme : il se taille de la besongne bien plus qu’il n’en peut faire et bien plus qu’il n’en a affaire, estendant l’utilité du sçavoir autant qu’est sa matiere. Ut omnium rerum, sic literarum quoque intemperantia laboramus. Et Tacitus a raison de louer la mere d’Agricola d’avoir bridé en son fils un appetit trop bouillant de science. C’est un bien, à le regarder d’yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et foiblesse propre et naturelle, et d’un cher coust. L’emploite en est bien plus hazardeuse que de toute autre viande ou boisson. Car au reste, ce que nous avons achetté nous l’emportons au logis en quelque vaisseau ; et là avons loy d’en examiner la valeur, combien et à quelle heure nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les pouvons d’arrivée mettre en autre vaisseau qu’en nostre ame : nous les avallons en les achettant, et sortons du marché ou infects desjà ou amendez. Il y en a qui ne font que nous empescher et charger au lieu de nourrir, et telles encore qui, sous tiltre de nous guerir, nous empoisonnent. J’ay pris plaisir de voir en quelque lieu des hommes, par devotion, faire veu d’ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de poenitence. C’est aussi chastrer nos appetits desordonnez, d’esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne à l’estude des livres, et priver l’ame de cette complaisance voluptueuse qui nous chatouille par l’opinion de science. Et est richement accomplir le vœu de pauvreté, d’y joindre encore celle de l’esprit. Il ne nous faut guiere de doctrine pour vivre à nostre aise. Et Socrates nous aprend