Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/238

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foule. Je pensay desjà, entre mes amys, à qui je pourrois commettre une vieillesse necessiteuse et disgratiée ; apres avoir rodé les yeux partout, je me trouvay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si haut, il faut que ce soit entre les bras d’une affection solide, vigoreuse et fortunée ; elles sont rares, s’il y en a. En fin je cogneuz que le plus seur estoit de me fier à moy-mesme de moy et de ma necessité, et s’il m’advenoit d’estre froidement en la grace de la fortune, que je me recommandasse de plus fort à la mienne, m’atachasse, regardasse de plus pres à moy. En toutes choses les hommes se jettent aux appuis estrangers pour espargner les propres, seuls certains et seuls puissans, qui sçait s’en armer. Chacun court ailleurs et à l’advenir, d’autant que nul n’est arrivé à soy. Et me resolus que c’estoyent utiles inconveniens. D’autant premierement qu’il faut avertir à coups de foyt les mauvais disciples, quand la rayson n’y peut assez, comme par le feu et violence des coins nous ramenons un bois tortu à sa droicteur. Je me presche il y a si long temps de me tenir à moy, et separer des choses estrangeres ; toutesfois je tourne encores tousjours les yeux à costé : l’inclination, un mot favorable d’un grand, un bon visage me tente. Dieu sçait s’il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte J’oys encore sans rider le front les subornemens qu’on me faict pour me tirer en place marchande, et m’en deffens si mollement qu’il semble que je souffrisse plus volontiers d’en estre vaincu. Or à un esprit si indocile il faut des bastonnades ; et faut rebattre et resserrer à bons coups de mail ce vaisseau qui se desprent, se descout, qui s’eschape et desrobe de soy. Secondement, que cet accident me servoit d’exercitation pour me preparer à pis, si moy, qui, et par le benefice de la fortune et par la condition de mes meurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers attrapé de cette tempeste : m’instruisant de bonne heure à contraindre ma vie et la renger pour un nouvel estat. La vraye liberté c’est pouvoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habet in potestate. En un temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens moderez et communs ; mais en cette confusion où nous sommes dépuis trente ans, tout homme françois, soit en particulier soit en