Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/244

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paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et asseurance il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt. Et lors, il y a meilleure grace qu’Aristote, lequel la mort presse doublement, et par elle, et par une si longue prevoyance. Pourtant fut-ce l’opinion de Caesar que la moins pourpensée mort estoit la plus heureuse et plus deschargée. Plus dolet quam necesse est, qui antè dolet quam necesse est. L’aigreur de cette imagination naist de nostre curiosité. Nous nous empeschons tousjours ainsi, voulans devancer et regenter les prescriptions naturelles. Ce n’est qu’aux docteurs d’en disner plus mal, tous sains, et se refroigner de l’image de la mort. Le commun n’a besoing ny de remede ny de consolation qu’au coup, et n’en considere qu’autant justement qu’il en sent. Est-ce pas ce que nous disons, que la stupidité et faute d’apprehension du vulgaire luy donne cette patience aux maux presens et cette profonde nonchalance des sinistres accidens futurs ? que leur ame, pour estre crasse et obtuse, est moins penetrable et agitable ? Pour Dieu, s’il est ainsi, tenons d’ores en avant escolle de bestise. C’est l’extreme fruict que les sciences nous promettent auquel cette-cy conduict si doucement ses disciples. Nous n’aurons pas faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates en sera l’un. Car, de ce qu’il m’en souvient, il parle environ en ce sens aux juges qui deliberent de sa vie : J’ay peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m’enferre en la delation de mes accusateurs, qui est que je fais plus l’entendu que les autres, comme ayant quelque cognoissance plus cachée des choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Je sçay que je n’ay ny frequenté ny recogneu la mort, ny n’ay veu personne qui ayt essayé ses qualitez pour m’en instruire. Ceux qui la craingnent presupposent la cognoistre. Quant à moy, je ne sçay ny quelle elle est, ny quel il faict en l’autre monde. A l’avanture est la mort chose indifferente, à l’avanture desirable. (Il est à croire pourtant, si c’est une transmigration d’une place à autre, qu’il y a de l’amendement d’aller vivre avec tant de grands personnages trespassez, et d’estre exempt d’avoir plus à faire à juges iniques et corrompus. Si c’est un aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie qu’un repos et sommeil tranquille et profond, sans songes.) Les choses que je sçay estre mauvaises, comme d’offencer son prochain et desobeir au superieur, soit Dieu soit homme, je les evite songneusement. Celles desquelles je ne sçay si elles sont bonnes ou mauvaises, je ne les sçauroy craindre. Si je m’en vay mourir et vous laisse en vie, les Dieux seuls voyent à qui, de vous ou de moy, il en ira mieux. Par quoy, pour mon regard vous en ordonnerez comme il vous plaira. Mais, selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dy bien que, pour vostre conscience, vous ferez mieux de m’eslargir, si vous ne voyez plus avant que moy en ma cause ; et, jugeant selon mes actions passées et publiques et privées, selon mes intentions, et selon le profit que tirent tous les jours de ma conversation tant de nos citoyens et jeunes et vieux, et le fruit que je vous fay à tous, vous ne pouvez duement vous descharger envers mon merite qu’en ordonnant que je sois nourry, attendu ma pauvreté, au Prytanée aux despens publiques, ce que souvent je vous ay veu à moindre raison ottroyer à d’autres. Ne prenez pas à obstination ou à desdain que, suivant la coustume, je n’aille vous suppliant et esmouvant à commiseration. J’ay des amis et des parents (n’estant, comme dict Homere, engendré ny de bois ny de pierre non plus que les autres) capables de se presenter avec des larmes et le deuil, et ay trois enfans esplorez de quoy vous tirer à pitié. Mais je feroy honte à nostre ville, en l’aage que je suis et en telle reputation de sagesse que m’en voicy en prevention, de m’aller desmettre à si laches contenances. Que diroit-on des autres Atheniens ? J’ay tousjours admonneté ceux qui m’ont ouy parler de ne racheter leur vie par une action deshoneste. Et aux guerres de mon pays, à Amphipolis, à Potidée, à Delie et autres où je me suis trouvé, j’ay montré par effect combien j’estoy loing de garentir ma seureté par ma honte. D’avantage j’interesserois vostre devoir et vous convierois à choses laydes ; car ce n’est pas à mes prieres de vous persuader, c’est aux raisons pures et solides de la justice. Vous avez juré aux Dieux d’ainsi vous maintenir : il sembleroit que je vous vousisse soupçoner et recriminer de ne croire pas qu’il y en aye. Et moy mesme tesmoigneroy contre moy de ne croire point en eux comme je doy, me desfiant de leur conduicte et ne remettant purement en leurs mains mon affaire. Je m’y fie du tout et tiens pour certain qu’ils feront en cecy selon qu’il sera plus propre à vous et à moy. Les gens de bien, ny vivans ny morts, n’ont aucunement à se craindre des Dieus.