Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/274

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couppe particuliere. Moy je me laisse aller aussi à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers en verre commun, non plus que d’une main commune. Tout métal m’y desplait au pris d’une matiere claire et transparente. Que mes yeux y tastent aussi, selon leur capacité. Je dois plusieurs telles mollesses à l’usage. Nature m’a aussi, d’autre part, apporté les siennes : comme de ne soustenir plus deux plains repas en un jour sans surcharger mon estomac ; ny l’abstinence pure de l’un des repas sans me remplir de vents, assecher ma bouche, estonner mon appetit ; de m’offenser d’un long serain. Car depuis quelques années, aux courvées de la guerre, quand toute la nuict y court, comme il advient communéement, apres cinq ou six heures l’estomac me commence à troubler, avec vehemente douleur de teste, et n’arrive poinct au jour sans vomir. Comme les autres s’en vont desjeuner je m’en vay dormir, et au partir de là aussi gay qu’au paravant. J’avois tousjours appris que le serain ne s’espandoit qu’à la naissance de la nuict ; mais, hantant ces années passées familierement et long temps un seigneur imbu de cette creance, que le serain est plus aspre et dangereux sur l’inclination du soleil une heure ou deux avant son coucher, lequel il evite songneusement et mesprise celuy de la nuyct, il m’a cuidé imprimer non tant son discours que son sentiment. Quoy ! que le doubte mesme et inquisition frappe nostre imagination et nous change ? Ceux qui cedent tout à coup à ces pentes attirent l’entiere ruyne sur eux. Et plains plusieurs gentils-hommes qui, par la sottise de leurs medecins, se sont mis en chartre tous jeunes et entiers. Encores vaudroit-il mieux souffrir un reume que de perdre pour jamais par desacoutumance le commerce de la vie commune, en action de si grand usage. Fascheuse science, qui nous descrie les plus douces heures du jour. Estendons nostre possession jusque aux derniers moyens. Le plus souvent on s’y durcit en s’opiniastrant, et corrige l’on sa complexion, comme fit Caesar le haut mal, à force de le mespriser et corrompre. On se doit adonner aux