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PREFACE.

Quelle teste bien faicte ne fieroit à Platon sa bourse et son secret, ayant seulement leu ses livres. En cette consideration je mesprisay le reproche d’imprudence et bigerrerie, dont on me chargeoit lors que je le cherissois sur ses Essais, avant que l’avoir veu ny pratiqué. Toute amitié, disois-je, est mal fondée s’elle ne l’est sur la suffisance et vertu du subject. Or si la suffisance paroist non seulement en ce livre, mais s’elle y paroist en telle mesure, et le vice n’y peut escheoir ; et, par consequent, il ne serviroit à rien de différer d’aymer jusques à l’entreveuë, qui ne chercheroit l’amour au lieu de l’amitié, ou qui n’auroit honte qu’on dist que sa raison eust plus de force que ses sens à nouer une alliance, et qu’il peut bien faire s’il avoit les yeux fermés ? Nous avons des tesmoignages de vertu de tous ces anciens philosophes egaulx à ceux de leur entendement, par lequel ilz se survivent eux mesmes et constituent après tant de siècles des loix à l’univers : soit des tesmoignages en leurs propres livres, soit, pour ceux à qui le temps les a raviz, en la relation des escritz de leurs compagnons. J’excepte Cæsar seulement en toute la séquelle des Muses, pour ame également forte et perdue. Je sçay bien qu’on me demandera s’il y a point eu de grandz hommes entre eux qui n’ont embrassé les lettres. Respondons : La nature, impatiente d’inutilité, rejette l’oisiveté de ses parties et ne les peut arrester encore sur un office qui n’arrive pas au plus loing de leur portée. Deffendez pour veoir à la vigueur de Milon l’extrême exercice des forces corporelles, ou celuy de l’allégresse à la légèreté d’Achilles. Cela estant, il faut veoir si, hors les lettres qu’ilz disoient la philosophie, il y auroit point quelque exercitation qui peust embesongner toutes entières l’ame de Socrates et d’Epaminondas. Sera-ce un jugement de procès ? Sera-ce l’estude des formes de la cour du Roy de Perse ? sera-ce la guerre ? sera-ce l’estat ? tout cela sont belles choses ; mais qui les voudra considérer de près, trouvera facilement, ce me semble, qu’après que telles âmes auront suffisamment remply tous les devoirs de ces charges, il leur restera des parties vaccantes ; et demeureront inoccupez en la guerre, puisqu’Agamemnon la pouvoit soustenir perfaictement ; et demeureront inoccupez encore au gouvernement de l’estat, où Priam pouvoit exceller. Nostre peuple a tort, qui conçoit un homme vuide d’innocence dés qu’il l’imagine plein de suffisance, et dit que les plus habilles sont les plus meschans, parce qu’il voit les premiers Capitaines et Politiques, ou encore les plus sublins Astrologues, Logiciens, rencontreux, et danceurs, estre ordinairement telz. Nous croions que ces espritz soient les plus haults à cause que nous ne pouvons veoir plus hault qu’eux ; ainsi ce Paysan, qui n’avoit jamais veu la mer, cuidoit que chaque riviere fust l’Ocean. C’est planter trop court les bornes de la suffisance. Pour bien fournir à ces functions, il faut voirement estre galand homme ; mais pour estre homme parfaict, il faut fournir à plus : la cognoissance du bien et du mal et, contre la tyrannie de la coustume, l’art de sentir la juste estendue de nostre clairvoiance, limiter la curiosité, retrencher les vicieux appetiz, faire courber noz forces soubz le joug de la liberté d’autruy, sçavoir où la vengeance est licite et jusques où, jusques où la gratitude suffit, jusques à quel prix l’approbation publique est achetable, juger des actions humaines, sçavoir quand il est temps de croire et de doubter, aymer et hayr à propos, cognoistre ce qu’autruy nous doit, et nous à luy, et tant d’autres parties en somme requises à conduire la vie selon sa naturelle condition ; c’est bien une besongne d’autre et plus grand poix et difficulté. L’oreille n’est qu’une parcelle de nostre estre ; mais il seroit