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PREFACE.

le plus bel exemple de l’Europe, c’estoit sa vie. Et, en ce que ses ennemis le blasment qu’il y ait rapporté jusques aux moindres particularitez de son institution, c’est de cela mesme qu’ils le doibvent louer ; car il n’estoit point avant luy de maistre de ceste leçon, si nécessaire neansmoings au service de la vie : tant parce que les grandes choses deppendent des petites, que d’autant aussi que la vie mesme n’est qu’une contexture de punctilles. Voyez le conseil des Roys assemblé si souvent sur la préséance de deux femmes. Les autres autheurs ont eu tort de ne s’arrester à nous instruire en des actions, pour petites qu’elles fussent, où plusieurs pouvoient faillir et que nul ne pouvoit eviter. Et n’est rien d’important qui soit petit : il pese assez, s’il touche. Il a vrayement eu raison de montrer comme il se gouvernoit en l’amour, au deuiz, à la table, voire à la garderobe : puis que tant d’hommes se sont perdus pour ne sçavoir se comporter à la table, au deuis, en l’amour et en la garderobe encore. Son exemple te semble-il bon ? rends graces à la fortune qu’il soit tombé devant tes yeux ; te semble-il mauvais ? ne crains pas aussi que beaucoup de peuple soit pour le suyvre. Quoy ? tu le blasmes d’avoir parlé de soy mesme, et ne le loues de n’avoir rien faict qu’il n’ait osé dire, ny de la plus méritoire vérité de toutes, celle qu’on dit de soy. C’est la pitié que ceux qui le pinsent de nous avoir donné sa peincture, osent, encore moins qu’ils ne veulent, en faire ainsi de la leur ; et qu’ils déclarassent avoir plus de sottise que d’immodestie, s’ils dessignoient de se monstrer. Je ne sçay s’il a raison de se produire nud devant le peuple : mais je sçay bien que nul ne peut avoir bonne grace à l’en accuser, sauf celuy là, qui perd de la gloire à s’abstenir d’en faire autant. Tu prends, au reste, singulier plaisir qu’on te face voir un grand chef d’armée et d’estat ; il faut estre honneste homme avant que d’estre cela perfaictement : nos Essais enseignent à le devenir ; il faut passer par leur estamine, qui ne veut monter là haut sans jambes. Particulièrement quelle escole de guerre et d’estat est-ce que ce livre ? En fin le nœud de nostre querelle, c’est, que Xenophon se peinct avec la guerre et l’estat, et Montaigne peinct la guerre et l’estat avec luy. Il est une autre sorte d’impertinens juges des Essais entre ceux mesmes qui les ayment ; ce sont les médiocres loueurs. Quiconque dit de Scipion que c’est un gentil Capitaine, et de Socrates, un galand homme, leur faict plus de tort que tel qui totalement ne parle point d’eux, à cause que, si on ne leur donne tout, on leur oste tout. Vous ne sçauriez louer telles gens en les mesurant. On peut autant pécher à la quantité qu’à la qualité des tesmoignages. L’excellence fuit tous limites, non que limites semblables ; la seule gloire la borne. Et j’ose dire que ceux qui blasment les Essays, et ceux là qui ne les font seulement que louer, les mescognoissent esgallement. La louange est pour d’autres, l’admiration pour eux. Combien j’aye veu peu de Syndics capables de leur faict, c’est à moy de le dire. Parmy ceux que je n’ay pas veuz, je croy qu’il en soit aussi peu ; et ma raison, c’est que si quelqu’un les cognoist bien à poinct, il en crie merveille si haut qu’il seroit à mon advis difficile que je ne l’ouysse. Noz gens pensent bien sauver l’honneur de leur jugement quand ils disent : « C’est un gentil ouvrage » : car voyla leur gentil éloge plus ordinaire ; ou, « Cest un bel œuvre » : un enfant de huict années en diroit bien autant. Je leur demande par où et jusques où beau, par où il esgalle les premiers des anciens, par où il les passe, et en quelle part ils sont beaux, sinon en celle où ils le ressemblent. Je veux sçavoir quelle force a surmonté la sienne, quels argumens, quelles raisons, quel jugement s’esgalle au sien ou, pour le moings, s’est jamais osé si plainement esprouver, s’est offert si