Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/127

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jugera tout mon passé. Je remets à la mort de prononcer sur ce qu’ont été mes actions ; par elle, on verra si mes discours partent de la bouche ou du cœur.

Il en est qui terminent par une mort honorable des existences passées dans le mal. — Combien ont dû à la mort, la réputation d’avoir bien ou mal vécu ! — Scipion, beau-père de Pompée, releva par une belle mort la mauvaise opinion qu’il avait donnée de lui, sa vie durant. — Epaminondas, auquel on demandait qui des trois il estimait le plus, de Chabrias, d’Iphicrates ou de lui-même, répondit : « Pour se prononcer, il faut d’abord voir ce que sera notre mort » ; et, quant à lui, ce serait lui faire grand tort, que de le juger sans tenir compte de sa mort si honorable et si pleine de grandeur. — Dieu en agit comme il lui plaît ; mais de mon temps, trois personnes des plus exécrables que j’ai connues, dont la vie n’avait été qu’une suite d’abominations et d’infamies, ont eu des morts convenables ; telles sous tous rapports, qu’en aucune circonstance on ne peut désirer mieux. Il est des fins glorieuses, on peut même dire heureuses : j’ai vu la mort interrompre, à la fleur de l’âge, une existence appelée aux plus brillantes destinées et qui y marchait à grands pas ; cette existence a pris fin dans des conditions telles, qu’à mon avis, la réalisation même des desseins que son ambition et son courage pouvaient légitimement lui faire concevoir, ne pouvait la porter aussi haut qu’elle l’a été du fait même de sa mort. Elle l’éleva, sans qu’il le réalisât, au but qu’il avait convoité, et cela plus glorieusement qu’il ne pouvait le désirer et l’espérer ; il dépassa en mourant le haut rang et l’illustration qui avaient été l’objet de toutes ses aspirations. — Quand il s’agit de porter un jugement sur la vie d’autrui, je regarde toujours comment elle s’est terminée ; quant à la mienne, je me suis surtout appliqué à ce qu’elle s’achève bien, c’est-à-dire tranquillement et sans éclat.

CHAPITRE XIX.

Philosopher, c’est apprendre à mourir.

Qu’est-ce que philosopher ? — Cicéron dit que philosopher, n’est autre chose que se préparer à la mort. Peut-être est-ce parce que l’étude et le recueillement reportent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et la dégagent du corps ; ce qui est un peu ce qui advient quand la mort nous atteint, et en est comme l’apprentissage ; ou encore, parce que toute la sagesse et la raison humaines aboutissent finalement à ce résultat, de nous apprendre à ne pas appréhender de mourir. À dire vrai, ou notre raison est en défaut, ou son but unique doit être notre propre satisfaction, et tout