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ESSAIS DE MONTAIGNE

ce n’est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents : cet amour naturel les attendrit trop et relâche, voire les plus sages ; ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement comme il faut et hasardeusement ; ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ni le voir sur un cheval rebours, ni contre un rude tireur le fleuret au point, ou la première arquebuse. Car il n’y a remède : qui en veut faire un homme de bien, sans doute il ne le faut épargner en cette jeunesse ; et faut souvent choquer les règles de la médecine. Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme ; il lui faut aussi roidir les muscles : elle est trop pressée, si elle n’est secondée, et a trop à faire de, seule, fournir à deux offices. Je sais combien ahanne[1] la mienne en compagnie d’un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle ; et j’aperçois souvent, en ma leçon[2], qu’en leurs esprits mes maîtres font valoir, pour magnanimité et force de courage, des exemples qui tiennent volontiers plus de l’épaississure de la peau et dureté des os.

J’ai vu des hommes, des femmes et des enfants ainsi nés, qu’une bâtonnade leur est moins qu’à moi une chiquenaude ; qui ne remuent ni langue ni sourcil aux coups qu’on leur donne. Quand les athlètes contrefont les philosophes en patience, c’est plutôt vigueur de nerfs que de cœur. Or, l’accoutumance à porter le travail est accoutumance à porter la douleur. Il le faut rompre à la peine et âpreté des exercices, pour le dresser à la peine et âpreté de la dislocation, de la colique, du cautère, et de

  1. Souffre, fatigue.
  2. Dans mes lectures.