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CHAPITRE XVI.

truit que, de condamner ainsi résolument une chose pour fausse et impossible, c’est se donner l’avantage d’avoir dans la tête les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de notre mère nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance.

Si nous appelons monstres, ou miracles, ce où notre raison ne peut aller, combien s’en présente-t il continuellement à notre vue ? Considérons au travers de quels nuages et comment à tâtons on nous mène à la connaissance de la plupart des choses qui nous sont entre mains ; certes, nous trouverons que c’est plutôt accoutumance que science qui nous en ôte l’étrangeté ; et que ces choses-là, si elles nous étaient présentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu’aucunes autres. Celui qui n’avait jamais vu de rivière, à la première qu’il rencontra, il pensa que ce fût l’Océan ; et les choses qui sont à notre connaissance les plus grandes, nous les jugeons être les extrêmes que nature fasse en ce genre. La nouvelleté des choses nous incite, plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de révérence de cette infinie puissance de nature, et plus de reconnaissance de notre ignorance et faiblesse. Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, témoignées par gens dignes de foi, desquelles, si nous ne pouvons être persuadés, au moins les faut-il laisser en suspens ? car, de les condamner impossibles, c’est se faire fort, par une téméraire présomption, de savoir jusqu’où va la possibilité. Si l’on entendait bien la différence qu’il y a entre l’impossible et l’inusité, et entre ce qui est contre l’ordre du cours de nature et contre la