Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/148

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
142
ESSAIS DE MONTAIGNE

eût pris un tel dessein que le mien de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui approcheraient bien près de l’honneur de l’antiquité ; car notamment en cette partie des dons de nature, je n’en connais point qui lui soit comparable. Mais il n’est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre, et crois qu’il ne le vit oncques depuis qu’il lui échappa ; et quelques mémoires sur cet édit de janvier, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs peut-être leur place. C’est tout ce que j’ai pu recouvrer de ses reliques, moi qu’il laissa, d’une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le livret de ses œuvres que j’ai fait mettre en lumière. Et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a servi de moyen à notre première accointance ; car elle me fut montrée longue espace avant que je l’eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite, que certainement il ne s’en lit guères de pareilles, et entre nos hommes il ne s’en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontres à la bâtir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles.

Il n’est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminés qu’à la société ; et dit Aristote, que les bons législateurs ont eu plus de soin de l’amitié que de la justice. Or, le dernier point de sa perfection est celui-ci : car en général toutes celles que le profit, le besoin public ou privé, forge et nourrit, en sont d’autant moins