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CHAPITRE XVII.

naîtrait lors on l’âme le rendrait juge équitable d’une telle action ; je souhaiterais aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que je dis. Mais sachant combien c’est chose éloignée du commun usage qu’une telle amitié, et combien elle est rare, je ne m’attends pas d’en trouver aucun bon juge ; car les discours mêmes que l’antiquité nous a laissés sur ce sujet me semblent lâches au prix du sentiment que j’en ai ; et, en ce point, les effets surpassent les préceptes mêmes de la philosophie.

L’ancien Ménandre disait celui-là heureux qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami : il avait certes raison de le dire, même s’il en avait tâté. Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vie, quoiqu’avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée, et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles, sans en rechercher d’autres ; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte : nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part.

J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout qu’il me semble n’être plus qu’à demi. Il n’est action ou imagination où je ne le trouve à dire ; comme aussi eût-il bien fait à moi : car de même qu’il me surpassait d’une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisait-il au devoir de l’amitié.