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ESSAIS DE MONTAIGNE

lui-même l’ancien honneur et ordre de sa maison, en la main de ses successeurs, et se répondre par-là des espérances qu’il peut prendre de leur conduite à venir. Et pour cet effet, je ne voudrais pas fuir leur compagnie : je voudrais les éclairer de près, et jouir, selon la condition de mon âge, de leur allégresse et de leurs fêtes. Si je ne vivais parmi eux (comme je ne pourrais, sans offenser leur assemblée, par le chagrin de mon âge et la sujétion de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les règles et façons de vivre que j’aurais lors), je voudrais au moins vivre près d’eux, en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vis, il y a quelques années, un doyen de Saint-Hilaire de Poitiers, rendu à telle solitude par l’incommodité de sa mélancolie, que, lorsque j’entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux ans qu’il n’en était sorti un seul pas ; et si avait toutes ses actions libres et aisées, sauf un rhume qui lui tombait sur l’estomac ; à peine une fois la semaine voulait-il permettre qu’aucun entrât pour le voir. Il se tenait toujours enfermé par le dedans de sa chambre, seul, sauf qu’un valet lui portait une fois le jour à manger, qui ne faisait qu’entrer et sortir. Son occupation était se promener et lire quelque livre, car il connaissait aucunement les lettres, obstiné, au demeurant, de mourir en cette démarche, comme il fit bientôt après. J’essaierais, par une douce conversation, de nourrir en mes enfants une vive amitié et bienveillance non feinte en mon endroit, ce qu’on gagne aisément en une nature bien née ; car si ce sont bêtes furieuses, comme notre siècle en produit à milliers, il les faut haïr et fuir pour telles.