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ESSAIS DE MONTAIGNE.

que la sécurité d’un pourceau qui voyageait avec eux, regardant cette tempête sans effroi.

La philosophie, au bout de ses préceptes, nous renvoie aux exemples d’un athlète et d’un muletier, auxquels on voit ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleur et d’autres inconvénients, et plus de fermeté, que la science n’en fournit oncques à aucun qui n’y fût né et préparé de soi-même par habitude naturelle.

Qui fait qu’on incise et taille les tendres membres d’un enfant, et ceux d’un cheval, plus aisément que les nôtres, si ce n’est l’ignorance ? Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger et médeciner, pour guérir des maux qu’ils ne sentent qu’en leur discours ?

Lorsque les vrais maux nous faillent, la science nous prête les siens : cette couleur et ce teint vous présagent quelque défluxion catarrheuse ; cette saison chaude vous menace d’une émotion fiévreuse ; cette coupure de la ligne vitale de votre main gauche vous avertit de quelque notable et voisine indisposition[1] ; et enfin, elle s’en adresse tout détroussement[2] à la santé même ; cette allégresse et vigueur de jeunesse ne peut arrêter en une assiette ; il lui faut dérober du sang et de la force, de peur qu’elle ne se tourne contre vous-même. Comparez la vie d’un homme asservi à telles imaginations à celle d’un laboureur se laissant aller après son appétit naturel, mesurant les choses au seul sentiment présent, sans

  1. Pronostic de la chiromancie.
  2. Ouvertement.