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CHAPITRE XXX.

science et sans pronostic, qui n’a du mal que lorsqu’il l’a ; où l’autre a souvent la pierre en l’âme avant qu’il l’ait aux reins. Comme s’il n’était point assez à temps de souffrir le mal lorsqu’il y sera, il l’anticipe par fantaisie, et lui court au-devant.

Ce que je dis de la médecine se peut tirer, par exemple, généralement à toute science : de là est venue cette ancienne opinion des philosophes[1], qui logeaient le souverain bien à la reconnaissance de la faiblesse de notre jugement. Mon ignorance me prête autant d’occasions d’espérance que de crainte ; et n’ayant autre règle de ma santé que celle des exemples d’autrui et des événements que je vois ailleurs en pareille occasion, j’en trouve de toutes sortes et m’arrête aux comparaisons qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, pleine et entière, et aiguise mon appétit à la jouir, d’autant plus qu’elle m’est à présent moins ordinaire et plus rare : tant s’en faut que je trouble son repos et sa douceur par l’amertume d’une nouvelle et contrainte forme de vivre.

Les bêtes nous montrent assez combien l’agitation de notre esprit nous apporte de maladies. Ce qu’on nous dit de ceux du Brésil, qu’ils ne mouraient que de vieillesse, on l’attribue à la sérénité et tranquillité de leur air ; je l’attribue plutôt à la tranquillité et sérénité de leur âme, déchargée de toute passion, pensée et occupation tendue ou déplaisante, comme gens qui passaient leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loi, sans roi.

  1. Des sceptiques.