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ESSAIS DE MONTAIGNE.

l’un des condamnés, homme de notable vertu, et militaire et politique, lequel, se tirant avant pour parler, après avoir ouï l’arrêt de leur condamnation, et trouvant seulement lors temps de saisir audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause et à découvrir l’évidente injustice d’une si cruelle conclusion, ne représenta qu’un soin de la conservation de ses juges, priant les dieux de tourner ce jugement à leur bien, et afin que, par faute de rendre les vœux que lui et ses compagnons avaient voués en reconnaissance d’une illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des dieux sur eux, les avertissant quels vœux c’étaient ; et, sans dire autre chose et sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice.

La fortune, quelques années après, les punit de même pain-soupe ; car Chabrias, capitaine-général de leur armée de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxe, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très-important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple ; et, pour ne perdre peu de corps morts de ses amis qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition.