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Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/50

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ESSAIS DE MONTAIGNE.

j’irais facilement couchant et alanguissant mon esprit et mon jugement sur les traces d’autrui, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions étrangères m’étaient présentes par le bénéfice de la mémoire ; que mon parler en est plus court, car le magasin de la mémoire est volontiers plus fourni de matière que n’est celui de l’invention. Si elle m’eût tenu bon, j’eusse assourdi tous mes amis de babil, les sujets éveillant cette telle quelle faculté que j’ai de les manier et employer, échauffant et attirant mes discours. C’est pitié ; je l’essaie par la preuve d’aucuns de mes privés amis ; à mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté ; s’il ne l’est pas, vous êtes à maudire ou l’heur de leur mémoire, ou le malheur de leur jugement. Et c’est chose difficile de fermer un propos et de le couper depuis qu’on est arrouté[1] et n’est rien où la force d’un cheval se connaisse plus qu’à faire un arrêt rond et net, Entre les pertinents mêmes, j’en vois qui veulent et ne se peuvent défaire de leur course ; cependant, qu’ils cherchent le point de clore le pas, ils s’en vont balivernant et traînant comme des hommes qui défaillent de faiblesse. Surtout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites ; j’ai vu des récits bien plaisants devenir très-ennuyeux en la bouche d’un seigneur, chacun de l’assistance en ayant été abreuvé cent fois.

  1. Mis en route.