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CHAPITRE XIV.

mière de nos princesses, parlant de quelqu’un) que la sienne se foule, se contraigne et rapetisse, pour faire place aux autres. Je dirais volontiers que, comme les plantes s’étouffent de trop d’humeur et les lampes de trop d’huile, aussi fait l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière ; lequel, occupé et embarrassé d’une grande diversité de choses, perd le moyen de se démêler, et que cette charge le tient courbe et croupi. Mais il en va autrement, car notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit ; et aux exemples des vieux temps, il se voit, tout au rebours, des suffisants hommes aux maniements des choses publiques, des grands capitaines et grands conseillers aux affaires d’état, avoir été ensemble très savants.

Et quant aux philosophes retirés de toute occupation publique, ils ont été aussi quelquefois, à la vérité, méprisés par la liberté comique de leur temps, leurs opinions et façons les rendant ridicules. Les voulez-vous faire juges des droits d’un procès, des actions d’un homme ? ils en sont bien prêts ! il cherchent encore s’il y a vie, s’il y a mouvement, si l’homme est autre chose qu’un bœuf ; ce que c’est qu’agir et souffrir ; quelles bêtes ce sont que lois et justice. Parlent-ils du magistrat, ou parlent-ils à lui ? c’est d’une liberté irrévérente et incivile. Oyent-ils louer leur prince ou un roi ? c’est un pâtre pour eux, oisif comme un pâtre, occupé à pressurer et tondre ses bêtes, mais bien plus rudement qu’un pâtre. En estimez-vous quelqu’un plus grand, pour posséder deux mille arpents de terre ? eux s’en moquent, accoutumés d’embrasser tout le monde comme leur possession. Vous vantez-vous de votre noblesse, pour compter sept aïeux