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LETTRES PERSANES.


et dans les tendres égards que tu as pour elles. Si tu ne me retenais pas la main ; si, au lieu de la voie des remontrances, tu me laissais celle des châtiments ; si, sans te laisser attendrir à leurs plaintes et à leurs larmes, tu les envoyais pleurer devant moi, qui ne m’attendris jamais, je les façonnerais bientôt au joug qu’elles doivent porter, et je lasserais leur humeur impérieuse et indépendante.

Enlevé, dès l’âge de quinze ans, du fond de l’Afrique, ma patrie, je fus d’abord vendu à un maître, qui avait plus de vingt femmes, ou concubines. Ayant jugé à mon air grave et taciturne, que j’étais propre au sérail, il ordonna que l’on achevât de me rendre tel ; et me fit faire une opération, pénible dans les commencements, mais qui me fut heureuse dans la suite, parce qu’elle m’approcha de l’oreille et de la confiance de mes maîtres. J’entrai dans ce sérail, qui fut pour moi un nouveau monde. Le premier eunuque, l’homme le plus sévère que j’aie vu de ma vie, y gouvernait avec un empire absolu. On n’y entendait parler ni de divisions, ni de querelles : un silence profond régnait partout : toutes ces femmes étaient couchées à la même heure, d’un bout de l’année à l’autre, et levées à la même heure : elles entraient dans le bain tour à tour ; elles en sortaient au moindre signe que nous leur en faisions : le reste du temps, elles étaient presque toujours enfermées dans leurs chambres. Il avait une règle, qui était de les faire tenir dans une grande propreté, et il avait pour cela des attentions inexprimables : le moindre refus d’obéir était puni sans miséricorde. Je suis, disait-il, esclave ; mais je le suis d’un homme qui est votre maître et le mien ; et j’use du pouvoir qu’il m’a donné sur vous : c’est lui qui vous châtie, et non pas moi, qui ne fais que prêter ma main. Ces femmes n’entraient jamais dans la chambre