Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/255

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
233
LETTRE LXVII.


elle n’avait que moi : [1] si je manquais mon coup, je courais risque d’être empalé ; mais je ne voyais pas de peine plus cruelle que de le manquer. Nous convînmes qu’elle m’enverrait demander une horloge que son père lui avait laissée ; et que j’y mettrais dedans une lime, pour scier les jalousies d’une fenêtre [2] qui donnait dans la rue, et une corde nouée pour descendre ; que je ne la verrais plus dorénavant ; mais que j’irais toutes les nuits, sous cette fenêtre, attendre qu’elle pût exécuter son dessein. Je passai quinze nuits entières sans voir personne, parce qu’elle n’avait pas trouvé le temps favorable. Enfin, la seizième, j’entendis une scie qui travaillait : de temps en temps l’ouvrage était interrompu ; et, dans ces intervalles, ma frayeur était inexprimable. Après une heure de travail, [3] je la vis qui attachait la corde : elle se laissa aller et glissa dans mes bras. Je ne connus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de là : je la conduisis hors de la ville, où j’avais un cheval tout prêt ; je la mis en croupe derrière moi, et m’éloignai, avec toute la promptitude imaginable, d’un lieu qui pouvait nous être si funeste. Nous arrivâmes avant le jour chez un guèbre, dans un lieu désert où il était retiré, vivant frugalement du travail de ses mains : nous ne jugeâmes pas à propos de rester chez lui et, par son conseil, nous entrâmes dans une épaisse forêt, et nous nous mîmes dans le creux d’un vieux chêne, jusqu’à ce que le bruit de notre évasion se fût dissipé. Nous vivions tous deux dans ce séjour écarté, sans témoins, nous répétant sans cesse que nous nous aimerions toujours,

  1. A. C. Je n'osois confier à personne le secret de ma vie; il falloit que nous fissions tout, elle et moi; si je manquois mon coup, etc.
  2. A. C. De sa fenêtre.
  3. A. C. Enfin, après une heure de travail, etc.