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LETTRES PERSANES.


immense pour une bataille gagnée ou une ville prise.

Là, un homme qui avait fait une belle action, se trouvait suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pouvait voir un de ses compatriotes qu’il ne ressentît le plaisir d’être son bienfaiteur ; il comptait le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire du bien à un homme, mais c’est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d’une société entière.

Or, [1] cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de la fantaisie du souverain ? La réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l’estime publique, n’est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain. Le voilà aujourd’hui général d’armée ; peut-être que le prince le va faire son cuisinier et qu’il ne lui laissera plus [2] à espérer d’autre éloge que celui d’avoir fait un bon ragoût.

De Paris, le 15 de la lune de gemmadi 2, 1715.

  1. A. C. Mais cette noble, etc.
  2. A. C. Et qu’il n’aura plus à espérer, etc.