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ÉLOGE


des lois. Non que je croie que M. de Montesquieu, lorsqu’il écrivit ses Lettres persanes, se fût proposé cette gradation ; mais c’est que l’ordre des choses et le caractère de son esprit l’y portaient. Un tel génie qui s’attache à un objet ne saurait s’arrêter à une seule partie ; il est entraîné par la connexion qu’elle a avec les autres, à épuiser le tout ; sans effort, et peut-être sans s’en apercevoir, il met dans ses études l’ordre même que la nature a mis dans le sujet qu’il traite.

L’homme, soit qu’on le suppose seul, soit qu’on le considère en société, n’a pour but que son bonheur. Mais l’application de ce principe universel est bien différente dans l’un ou dans l’autre de ces deux états. Dans le premier, le bonheur de l’homme se bornant à lui seul, lui seul considère ce qui peut le rendre heureux ou malheureux, et le cherche ou le fuit, malgré tout ce qui peut s’y opposer ; dans le second, le bonheur de chaque homme se trouvant combiné avec celui des autres, il ne doit plus chercher ou fuir que dans cette combinaison ce qui peut le rendre heureux ou malheureux.

Nous ne parlerons point des lois que devrait suivre un homme seul sur la terre ; elles seraient bien simples et se rapporteraient immédiatement et uniquement à lui ; ni de celles que chaque homme devrait suivre là où il n’y aurait aucune société ; les lois alors ne différeraient guère de celles que devrait suivre l’homme supposé seul. Chacun alors ne devrait considérer les autres hommes que comme des animaux dont il aurait peu d’avantage à retirer et beaucoup à craindre. Toute la différence de sa conduite dans l’un et dans l’autre de ces deux cas ne viendrait que du plus grand nombre de périls auxquels il serait exposé ; ces deux cas heureusement n’existent point. Dès qu’il y a eu des hommes, il y a eu des sociétés, et les peuples les plus sauvages que nous connaissions ne sont point des bêtes féroces. Ils ont leurs lois, qui ne diffèrent de celles des autres peuples que par le plus ou le moins de sagesse de leurs législateurs. Tous ont senti que chaque particulier doit une partie de son bonheur au bonheur